Avant tout, vous devez savoir que l’œuvre dont nous allons parler a suscité de vives polémiques lors de sa parution.
En effet, que ce soit à cause de sa violence visuelle extrême, comme psychologique, des détails apportés aux personnages ainsi que son univers cohérent critiquant de manière très acerbe la société, japonaise comme occidentale, en font un manga à ne pas mettre dans toutes les mains.
En le lisant vous comprendrez vite que si vous n'avez pas suffisamment de recul pour interpréter l'histoire et ses personnages vous risquez vite, de rejoindre la catégorie des lecteurs choqués, écœurés par un tel déversement de violence gratuite et d'agissement déraisonné sans comprendre ni chercher à savoir l'intérêt, puis vous finirez par vous braquer en vous arrêtant au troisième tome (grosse erreur, car pour être vraiment comprise, l’œuvre doit être lue dans son intégralité).
Ou bien pire encore, devenir le lecteur fasciné par la violence des actes terroristes perpétrés par les protagonistes. Rejoignant en quelque sorte la population que l'auteur prend tant de soin a pointer du doigt et à dénoncer tout au long de son récit.
Ce n'est nullement une ode au terrorisme, bien au contraire, les actions des personnages nous renvoient à notre propre condition de lecteur, devenu "voyeur" devant les actions ignobles commises. Gare à celui qui serait tenté de sombrer dans une fascination perverse de l'horreur, ici pourtant tant critiquée et surreprésentée.
À nous de savoir faire la part des choses, et d'interpréter correctement l’œuvre et les messages qui nous sont suggérés.
"The World Is Mine" Manga, controversé, écrit et dessiné par Hideki Arai, paru de 1997 à 2001 au Japon et de 2005 à 2008 en France, se construit comme un documentaire mêlant action et suspens, où nous suivons l'évolution de trois protagonistes, que tout oppose, sauf un point, celui de faire le plus de victimes possible.
L'univers est imprégné d'une idéologie très anarchiste et évolue finalement vers un nihilisme des plus extrêmes.
Dès les premières pages, les scènes baignant dans l'ultra violence ont la particularité de nous remettre sans cesse en question, que ce soit notre rapport personnel avec la violence, ainsi que les travers de notre société, où la population se fascine des atrocités commises par des individus amorales et marginaux.
L'histoire se penche principalement sur trois protagonistes, Toshiya Misumi et "Mon-chan" (baptisé le duo Toshi-Mon) et Higumadon.
Toshiya Misumi est l'archétype du jeune adulte lambda, mal dans sa peau, se considérant lui même comme quelqu'un d'ordinaire à en vomir.
Il est revanchard, faible, pleurnicheur et n'assume en rien ses actes (du moins, au début...).
Mais néanmoins doté d'une intelligence machiavélique et d'une perspicacité qui lui sauvera la vie plus d'une fois.
Il s'intéresse à tout depuis son plus jeune âge, mais a récemment développé une fascination pour l'élaboration de bombes, sans pour autant avoir le courage (ou la "force") de s'en servir.
Cette "force", il la trouvera au travers de "Mon-chan".
Progressivement il créera un mouvement fanatique consacré à "Mon", qu'il considère comme un être supérieur, le plaçant à l'égal de dieu.
Toshi est un des personnages les plus intéressants : Il interprète chaque événement en détail, voyant ceux-ci comme des signes du destin, où tout serait écrit.
Il est le citoyen ordinaire, qui lassé de sa vie monotone, décide de s'abandonner dans une folie meurtrière, sans pour autant assumer sa véritable nature.
Mon-chan lui, est le contraste absolu entre la bestialité la plus dévastatrice et l'innocence sereine d'une enfance perdue.
Aux allures d'homme préhistorique, primitif, que la société à toujours abandonné depuis sa naissance.
Il est d'apparence rustre, des poils recouvrent son dos, partant des épaules et parcourant le long de sa colonne vertébrale, formant une sorte de croix.
Il ne se sépare jamais de son ours en peluche qu'il garde constamment près de lui, ce contraste renforce le décalage de sa personnalité, un comportement d'enfant dans le corps d'une bête enragée qui ne contrôle pas ses pulsions.
D'une force et d'une résistance surhumaines, il est aussi doté d'un magnétisme naturel, qui le rends mystique et fascinant aux yeux de ceux qui prêtent une oreille attentive aux rares mots qu'il prononce.
La force est absolue selon lui, et chaque individu doit avoir le droit de décider de laisser la vie ou de donner la mort.
Progressivement ses actes que l'on pourrait résumer aux simples actions d'un animal sauvage (à savoir chasser, manger, copuler, dormir) prennent une toute autre dimension à mesure que le phénomène Toshi-Mon prend de l'ampleur à travers le Japon et le monde.
Il est la pure représentation du marginal dénué de tout sens moral, très nihiliste dans ses paroles, il ne fait aucune différence entre le bien et le mal et ne ressent aucune compassion ni plaisir lorsqu'il tue des êtres vivants.
On peut le comparer à une bête qui ne suit que sa propre nature, les lois et les règles sociales en vigueur dans une société lui sont inconnues et incompréhensibles.
Higumadon, est une sorte d'ours brun gigantesque, qui parcourt le Japon tout en décimant la population sur son passage. Il ne semble n'avoir aucun objectif propre, mais son apparition est déclenchée mystérieusement pendant la période où le duo à commencé sa tournée meurtrière. Coïncidence ? Réponse divine ? Expérience scientifique ratée ? En tout cas le duo prendra plaisir à organiser une course à l'audience pour déterminer qui sera le plus grand meurtrier.
Au fil des tomes nous croisons également la route d'un certain nombre de personnages secondaires, qui ont reçu un soin particulier de la part de l'auteur.
Que ce soit le chasseur d'ours réputé pour être une légende dans son domaine, au journaliste qui est envoyé faire un article sur Higumadon (et dont la principale occupation consiste à dessiner des phallus dans son carnet de notes), en passant par l'inspecteur chargé de capturer le duo (atteints de TOC), de Maria la jeune femme dont la rencontre avec le duo se solde par une prise d'otage, du Président des Etats-unis (Alias "Le Roi du monde"), etc...
Et c'est là que Hideki Arai a marqué un coup de maître dans la création de l'ensemble de ses personnages, tous ou presque ont bénéficié d'un travail minutieux et d'une personnalité qui leur est propre.
Ils sont là pour représenter, dans une certaine mesure, les différentes catégories de classes sociales et de personnalités dans la société.
La violence elle, bien qu'extrême et les scènes la représentant ne sont pas si nombreuses en réalité (du moins, pas une page sur deux...) et ne sont pas présentées de manière ludique, on ne se trouve pas dans un manga "Porn-trash" (à l'instar d’œuvres comme Itchi The Killer, MPD Psycho ou Battle Royal, trois exemples parmi d’autre) où le but est de faire toujours plus dans l'atrocité et le choquant, réalisé avec des dessins bien mis en scène et au rendu "propre" et "léché".
Non, ici la violence n'a rien d'esthétique, elle est sale, malsaine et dure, tout ce qu'il y a de plus réaliste en ce monde.
L'auteur n'est pas dans une démarche d'embellissement de la violence, bien au contraire, son souhait est de provoquer un climat de malaise, de dégoût.
Ne perdons pas de vue que les personnages principaux sont loin d'être des hommes de bien et l'auteur de l’œuvre ne cherche pas à rendre leurs méfaits ludiques ou plaisants.
Et pourtant tout y passe : Meurtres, viols, séquestrations, infanticides, tortures, attentats, etc... Rien ne nous est épargné et on se retrouve confronté à ce que l'être humain est capable de pire.
Pour en revenir à l'histoire, nous suivons donc ces deux jeunes hommes en train de sillonner le Japon en posant des bombes, fabriqués à partir d'extincteurs et de Thermos à café dans des endroits publics.
Parallèlement, la trame principale est entrecoupée de séquences mettant en scène les différents personnages secondaires, que ce soit les fonctionnaires chargés de l'enquête sur le duo, des politiciens qui tentent tant bien que mal à gérer les deux catastrophes en même temps, la réaction des citoyens ainsi que des pays voisins sur l'actualité, etc...
L'histoire et la vie en société au Japon est ici très détaillée, en effet l'auteur a pris grand soin d'expliquer et de rappeler le climat international et les conséquences de la défaite du Pays lors de la seconde guerre.
Les États-Unis, ici fortement critiqués, prennent une place importante dans le récit et il est intéressant, de notre point de vue d'occidental, d'apprendre de quelle manière les Japonais (du moins l'auteur...) apprécient leurs voisins.
Ainsi, on en apprend beaucoup sur l'histoire du Japon, sa culture, ses conflits internationaux, l'organisation du pays, etc... Hideki Arai a dû beaucoup se documenté avant de réaliser The World Is Mine, ce qui rend son récit très réaliste.
En revanche, là où le lecteur occidental, risque de se retrouver pris au dépourvu est en rapport avec la précision de l'auteur sur les dialectes régionaux de son pays.
En effet, les expressions et les accents sont fidèles et il faudra un peu de temps pour s'y acclimater, on s'éloigne du standard Japonais (l'effet serait le même si on représentait le patois de nos régions dans une bande dessinée, difficile à appréhender pour un étranger qui se base sur ses propres standards linguistiques)
L'utilisation des interjections (onomatopées, exclamations, etc...) renforce encore un peu plus l'atmosphère particulière de l’œuvre et le style de Arai.
Ce manga, bien que relativement traditionnel dans son schéma narratif, va vous pousser à relire les tomes et ainsi découvrir les petits détails laissé ici et là qui vous seront passé à côté.
Atypique, choquant, puissant, fascinant, oui nous avons là, la Bible du nouveau millénaire en matière de manga, Hideki Arai a su briller là ou d'autres sont tombés dans l'outrancier et la vulgarité.
À la fois d'une précision chirurgicale dans la réalisation de ses dessins comme dans l'écriture, du fond comme de la forme de son récit, l'auteur a bel et bien su frapper d'un coup de maître les idéaux de chacun, au point de remettre en question la valeur que nous portons de la vie humaine et nous fait nous poser cette ultime interrogation :
Qui peut vraiment juger les hommes ?