Au fond c’est quoi une œuvre « coup de poing » ? Une œuvre qui vous bouscule, qui traite de sujets difficiles et dérangeants… Bref une œuvre qui, au final, ne vous laissera pas indifférent. Dans ce cas The World is Mine n’est pas une œuvre coup de poing. C’est une bastonnade émotionnelle. Un passage à tabac graphique. Un trip qui va mettre à mal vos limites sur ce que vous pouvez supporter. Et croyez moi je ne le dis pas un sourire aux lèvres d’un air idiot en insinuant « trop cool c’est violent wahou ».
Replaçons un peu l’histoire : Toshi et Mon parcourent le Japon en tuant, violant mais aussi en semant dans leurs sillage des bombes artisanales qu’ils placent de façon totalement aléatoire au gré de leurs envies. Toshi est un garçon à l’allure frêle, effacé, timide. Mon au contraire a tout d’une bête, cheveux ébouriffés, attitude primaire, apparence sale, il ne répond qu’à ses instincts et ses envies. Nombres de questions se bousculent très rapidement chez le lecteur. On se demande comment ces deux opposés se sont rencontrés, quel est leur but, et comment peut finir un tel récit ? En parallèle une créature qui semble être un ours géant commet des massacres avant de disparaitre tout aussi soudainement à plusieurs endroits du Japon. La presse la nomme alors : Higumadon (« Ours Brun » mais clairement pas un gentil galopin…)
Ce qui est intéressant c’est la façon dont ces événements vont avoir des conséquences sur tous les pans d’une société japonaise en perte de repères. Car the World is Mine, loin d’être un récit intime qui se contenterait de suivre ses antihéros, est au contraire une œuvre chorale. C’est la multiplication des points de vue qui donne toute l’épaisseur à ce road trip macabre. Les institutions, les gouvernements à l’échelle mondiale, mais aussi tout à chacun sera impacté par le duo de terroriste et la créature qui balaient tout sur leurs passages. J’ai tout particulièrement aimé le panel de réactions face aux événements. La ou le système en place souhaite évidemment éradiquer ces deux dangers qui menacent sa stabilité, certains finissent au contraire par porter une admiration pour les deux tueurs. D’autres encore y perçoivent les signes religieux ou mystiques d’une apocalypse en marche…
Au travers de multiples petits protagonistes anonymes qui ne vivront parfois que l’espace de deux pages avant d’être soufflés par la mort incarnée par le duo Toshi/Mon ou encore Higumadon, Hideki Arai déploie son humour particulier et profondément cynique. Je pense par exemple à cette mère qui se tourne vers sa petite fille alors que le père part sauver des civils et lui dit « Tu sais que si papa meurt ça veut dire que l’on pourra faire venir un autre Papa ? ». Des représentations viles, sales, perfides et dégoutantes de l’humanité qui font le style d’Arai depuis toujours. L’auteur n’a pas un regard tendre sur ses contemporains ni sur la société qu’ils ont bâtit.
Une vision bien noire qu’il retranscrit de son trait unique, la pointe trempée dans l’acide. Les dessins dégagent une énergie destructrice, comme griffonnés dans un moment de rage intense. Un récit nihiliste dans tous ses aspects qu’ils soient narratifs ou visuels. Il est d’ailleurs amusant qu’Arai se soit souvent excusé pour ses dessins qu’il juge peu attirant. Si on peut s’entendre sur le fait que ses personnages n’ont souvent rien de « beau » et sont aux antipodes des standards, je trouve pourtant que certaines planches sont incroyables. Les scènes de destructions m’ont renvoyés à celles d’un certain Neo-Tokyo ravagé dans la version papier d’Akira. L’auteur a réussi à insuffler dans ces planches une réelle sensation de force inarrétables, de souffle ravageur qui laisse sans voix.
Alors face à une telle démonstration dans la violence on en vient, d’un point de vue purement critique et analytique, à se poser LA question : Etait-ce nécessaire ? On a par exemple pu observer avec le jeu vidéo The Last of Us Part II des réactions diverses au sujet de cette surreprésentation de la violence. La où certains y ont vu une forme de complaisance d’autres, au contraire, y ont vu une conséquence logique au contexte dans lequel prend place le récit. Je pense qu’il n’y a pas de bonne réponse finalement. C’est tres personnel. Mais il faut bien avoir conscience qu’ici le panel est tellement large qu’il est quasiment impossible de rester insensible à ce que l’on lit (Ou alors il faut vous demander ce qui vous a amené à être aussi insensible à la violence). Gérontophilie, viols multiples, tortures, découpage de cadavres, massacres de masses, infanticide… Tout est fait pour que nos anti-héros soient détestable, même si l’étrangeté de Mon lui insuffle parfois un charisme saisissant comme le démontre l’admiration qu’il peut éveiller chez une partie de l’opinion publique. En tant que lecteur je me suis moi-même demandé comment un tel personnage pouvait provoquer chez moi pareil fascination.
Beaucoup de questions ne trouveront de réponses que dans le tout dernier tome de la série. Un final assez déstabilisant et pour le moins inattendu qui laisse toute sa place à l’interprétation…
Le problème qui se pose maintenant que j’arrive au bout de cette critique c’est que je vous ai peut-être donné envie de lire The World is Mine. Je ne vous recommande pas The World is Mine. Je pense que l’on a affaire à une œuvre qui laissera sur le carreau 99 personnes sur 100. Vraiment. Je sais que la série, par sa rareté jouit désormais d’une certaine réputation. Mais si vous n’avez jamais lu Arai avant, il n’y a aucune raison d’aller vers TWIM en premier. C’est l’une de ses œuvres les plus radicales.
Et si à ce stade votre témérité vous pousse néanmoins à le lire alors je vous souhaite d’être cette unique personne sur 100 qui arrivera à y voir tout ce que j’y ai vu.
Portrait au vitriol d'une société dont les fondements même relève d'une forme d'hypocrisie, The World is Mine est une œuvre remplie de lames de rasoirs, de morceaux de verres qui nous blessent à chaque page, juste en le tenant dans le creux de nos mains. C’est ma 3éme lecture de la série et à chaque fois j’ai la sensation de réussir à mieux me l’approprier, à remodeler sa nature si virulente pour lui trouver une beauté macabre. Mais il me parait impossible d’y arriver spontanément. Suis-je victime d’un syndrome de Stockholm littéraire ? Si c’est le cas, alors je remercie Hideki Arai d’avoir pu me faire ressentir ça au terme de ces 14 volumes.
« Je m’affirme moi-même ».