Calicut est aujourd’hui la troisième ville de l’État du Kerala, en Inde. En 1766, les colons britanniques y sont déjà implantés depuis deux siècles, même si le gouvernement de sa Majesté attendra 1858 pour contrôler officiellement le pays à travers le Raj britannique. À cette époque, c’est la Compagnie des Indes qui exerce son autorité et son influence sur le sous-continent. These Savage Shores met en images son combat pour préserver ses intérêts sur la Route de la Soie tout en mêlant au récit historique des figures fantastiques – vampires, monstres maudits, etc.
Avant d’aborder le scénario de These Savage Shores et ses nombreux motifs de satisfaction, évoquons ce qui s’impose de prime abord : les dessins de Sumit Kumar et les couleurs de Vittorio Astone. Précision, clairs-obscurs, expressivité des visages, points de vue originaux, inserts, restitution des mouvements, teintes mauves-rosées flattant l’œil, effroi, il est difficile de bouder son plaisir tant la dimension graphique de cette bande dessinée recèle de réussites. L’Inde, cadre principal du récit, aurait certes pu être plus diversement portraituré, mais c’est un détail qui n’entame en rien le plaisir de lecture.
Ce qui se met en place au fil des planches apparaît tout aussi louable. Le scénariste Ram V nous transporte à l’intérieur d’un pays sous domination commerciale et militaire britannique. Il inscrit son récit dans les guerres du Mysore, conflits qui opposèrent au XVIIIe siècle la présidence de Madras, représentante de la monarchie britannique, au royaume de Mysore. Haidar Alî et Tipû Sâhib, dont les défaites occasionnèrent le démantèlement de cette région au profit des Britanniques, se trouvent en bonne place dans These Savage Shores. L’histoire est essentiellement considérée à travers leur point de vue, ainsi que celui du prince Vikram, dont le père a préféré s’immoler par le feu plutôt que se soumettre au sultan (Haidar Alî).
Cet arrière-fond revient sur les drames coloniaux et les alliances de revers qu’ils ont occasionnés. Il montre aussi des royaumes indiens divisés, antagoniques, dont les relations envers la Couronne britannique demeurent changeantes et déterminées par des intérêts pluriels. La question de l’héritage – au sens large – entre père et fils a aussi son importance, puisqu’elle est explicitement évoquée par Haidar Alî, qui y voit un moyen d’atteindre une forme d’immortalité, autre thème prégnant de These Savage Shores. Le personnage de Bishan, des Zamorins, dont la conception et la nature profonde sont constamment réinterrogées, se présente effectivement comme une figure maudite et éternelle, dont un accord passé avec un puissant guerrier a abouti à la mort de son propre frère. Le masque qu’il porte est un puissant symbole, à la fois mystique et identitaire. C’est lorsqu’il l’abandonne qu’il accepte enfin sa condition « bestiale » immémoriale.
Bishan est polymorphe et objet de tous les fantasmes. C’est un mystère qui ne cesse de planer sur le récit de Ram V. Son histoire d’amour avec Kori, une jeune Indienne, n’est pas seulement bien menée ; elle constitue un tremplin vers le dénouement final, quand le « monstre » et un comte vampire se feront face dans un duel à mort. Car, parmi tous ces éléments, on oublierait presque que les premières pages de These Savage Shores prennent pour objet un vampire fuyant l’Angleterre à bord d’un navire voguant vers les Indes… C’est une autre des nombreuses surprises que nous réserve cette remarquable bande dessinée.
Sur Le Mag du Ciné