Hugo Pratt et Héctor Germán Oesterheld nous transportent dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIIe siècle. Le vieux Caleb Lee se remémore ses aventures de jeunesse. À quinze ans et pour les beaux yeux d’une fille, il s’est engagé dans l’armée britannique pour combattre les Français. Le premier choc est brutal. Ses compagnons sont d’anciens de Blenheim (1704), Ramillies (1706), Audenarde (1708) et Malplaquet (1709), les victoires de John Churchill, duc de Marlborough, le grand guerrier, ancêtre direct du premier ministre, le gars qui a pourri la fin de règne de Louis XIV. Formés à la guerre européenne – on serre les rangs et on tiraille à bout portant – les vaillants soldats sont massacrés par les, très peu nombreux, cochons de Français et leurs alliés Hurons qui pratiquent une déloyale guerre d’embuscade... Le jeune coureur des bois Ticonderoga lui sauve la vie, ainsi qu’à un vieux soldat blessé et à un Indien.
Un petit point historique. Le scénariste est argentin, le dessinateur italien, les héros anglais et les méchants français. Ticonderoga est lucide, la paix ne sera possible si les Anglo-Saxons expulsent les Français. De fait les colons et les unités régulières britanniques les écrasent en deux temps, capturant l’Acadie au traité d'Utrecht (1713), puis la Nouvelle-France au traité de Paris (1763). Les colons chassent les Anglais (1776), achètent la Louisiane (1803) à Bonaparte, puis, par le traité de Guadeloupe Hidalgo (1848), mettent la main sur 40 % du Mexique, soit le Texas, la Californie, l'Utah, le Nevada, le Colorado, le Wyoming, le Nouveau-Mexique, et l'Arizona. Ce n’est pas fini, une guerre civile (1861-1863), puis, par le traité de Paris (1898), l'Espagne reconnaît l'indépendance de Cuba et cède aux USA les Philippines, Porto Rico et Guam. La paix est enfin possible... Désormais, les Américains iront porter leur « paix » ailleurs.
Ticonderoga est publiée en Argentine de 1957 à 1962. Hugo Pratt dessine les 18 premiers épisodes, Gisela Dester livre les 27 suivants. Fils d'un père allemand et d'une mère basque d'origine juive, Oesterheld est une légende, le plus grand scénariste latino-américain et un héros, tragique, de la lutte contre la dictature militaire. On lui doit notamment Sergent Kirk, L’Eternaute et une biographie de Che Guevara. Le sachant menacé, l’éditeur propose de la publier anonymement, mais Oesterheld refuse : « Un homme comme le Che ne mérite pas que sa vie soit racontée en cachette ». Non seulement, il est enlevé, torturé et exécuté, mais ses quatre filles, Diana (21), Beatriz (19), Estela (25), Marina (18), et ses gendres sont assassinés. Que dire après un tel drame...
Quelques mots... Œuvre de jeunesse de Pratt, le dessin est encore malhabile, les lavis sombres et troubles – peut-être dus à la mauvaise qualité de la reproduction. Pratt excelle déjà dans les scènes d’action et les profils d’indiens. Oesterheld ne crée pas des loups solitaires, mais décrit un groupe d’amis solidaires. Il ne cache rien de l’horreur de la guerre, on meurt beaucoup, souvent courageusement, plus pour l’honneur que pour le drapeau. On s’épargne un peu, on parle un peu trop. Dix ans plus tard, Corto Maltese cultivera laconisme et solitude.