Ce titre de critique est à double sens et en même temps un clin d'oeil au sujet traité ici ; en réalité, Tintin est effectivement au sommet, graphiquement et scénaristiquement, mais c'est aussi Hergé qui est au sommet, cet album reflète sa pleine maturité, il est au summum de son talent de dessinateur et de conteur alors qu'il se trouvait dans une période très douloureuse.
Après Coke en Stock qui est sans doute l'aventure la plus mouvementée, Tintin et Haddock ont besoin de repos ; cet album contraste donc avec le précédent. Véritable ode à l'amitié, il occupe une place à part dans l'oeuvre d'Hergé, car il correspond à un vif sentiment de conflit intérieur.
Rarement un auteur de BD a injecté avec tant d'évidence ses propres angoisses dans un récit, ce conflit se ressent à travers tout l'album qui n'est pas une aventure de Tintin comme les autres, il n'y a pas de méchant, peu de personnages forts, tout semble grave, sérieux, pesant, et forcément un peu mystique (aspect accentué par la scène dans la lamaserie), tout baigne dans une sorte de torpeur, le calme et le silence du décor contribuant à mortifier les personnages.
Ce décor incite à la mélancolie ; l'isolement, l'immensité, l'écrasement des personnages sont renforcés par la blancheur neigeuse, magnifiquement illustrés par le dessin de la page 35 (3ème strip) : à travers 3 images pourtant coupées, Hergé réussit un splendide panoramique par le trait des montagnes qui n'en forment qu'une, et ce, malgré les personnages vus de gauche, de face et de droite ; c'est la marque d'un grand talent.
Dans cette quête initiatique, il y a Tharkey qui représente l'Asiatique sage et serein, Haddock apporte peu de gaîeté, et Tintin semble absent et en retrait par rapport à lui, il n'aura l'esprit en repos que lorsqu'il aura retrouvé Tchang, rien d'autre ne le préoccupe, pas même les dangers de la montagne, ni le Yéti, ni les maladresses d'Haddock auxquelles il reste presque indifférent.
Obsédé par cette sorte de mission purificatrice, à l'image de la foi qui anime Tintin, Hergé ne crée pas trop de diversions, pour mieux inviter le lecteur à s'investir dans le récit. Seul le capitaine est la source d'effets comiques mais ceux-ci sont très courts, et son caractère truculent est contrasté par une émotion qu'on lui connaît peu. Sa meilleure scène est sans doute celle où il affuble le Grand Précieux d'une quantité de noms fantaisistes, ça renvoie à la scène du Temple du soleil où il se livrait à la même fantaisie face à l'Inca.
Là-dessus se greffe la légende du Yéti, et l'auteur en donne sa vision personnelle : c'est une sorte de grand singe velu avec une tête en forme d'obus, que Tintin essaie de comprendre, comme il l'avait fait pour le Ranko de L'Ile Noire, car Hergé lui a donné une nature très humaine, contraire aux ragots de l'abominable homme des neiges.
Si le dessin atteint la perfection, il sollicite moins le détail dans toutes les séquences de montagne, on sait que pas mal de dessinateurs trouvent dans les décors neigeux une certaine facilité qui évite de dessiner des cases détaillées, certains s'abritent derrière cette échappatoire, d'autres ont du mal parfois à dessiner la neige, mais quelques grands que j'ai rencontrés m'ont tous dit que c'est plus difficile à dessiner qu'on ne croit, c'est vrai que ça leur fait gagner du temps, mais il faut aussi que ça habille un décor, que ça rende une atmosphère, c'est donc pas si évident. Hergé s'en acquitte de merveilleuse façon, il communique au lecteur cette ambiance de montagne, le froid, la peur, la tempête de neige, on le vit autant que les personnages. En plus des décors de montagne, Hergé s'applique dans la première partie avec les dessins d'architectures orientales, on sait qu'il a toujours été passionné par les cultures ethniques, et ici on sent qu'il s'est autant documenté sur les fameux chorten tibétains que sur les tombeaux incas.
On est donc en face d'un album qui s'inscrit parmi les meilleurs Tintin, en tout cas pour moi, cet album fait partie de mon top 5, c'est indiscutable, on a tout : grande aventure, quête, dangers, mystère du Yéti, un Tintin préoccupé, décor grandiose... plein d'éléments qui composent ce que doit contenir un album Tintin.
le strip de la page 35, où l'on voit que Hergé maîtrise totalement l'espace dans son découpage :
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