Un tome par an, ça semble un bon rythme pour le sieur Hergé. Surtout que, lorsqu'on prépublie dans un journal qui doit principalement ses ventes à son héros, on n'a pas vraiment le choix. Et puis, merde: un peu tout de même. Cette fois, le jeune dessinateur parvient à convaincre le directeur du Petit Vingtième d'envoyer son héros en Amérique. Enfin ! Du coup, il est plus motivé que pour Tintin au Congo et ça se voit un peu. Attention, ça reste globalement assez mauvais. Mais y'a du mieux.
Toute la différence tient dans le fait que Tintin a un but dès son arrivée. Oui, critiquer tout ce qui ne lui ressemble pas, bien sûr, mais pas seulement: il veut se faire la pègre. Il veut se faire Al Capone. Ce coup-ci, il ne va plus simplement se promener en attendant qu'on tente de le tuer: il veut chopper le Pulitzer en effectuant une enquête qui va ridiculiser le travail de la Police. C'est mignon, la jeunesse...
Malgré la ligne directrice qui le pousse, Hergé continue d'improviser le déroulement de sa trame, au grand dam de la logique: Tintin a une chance de cocu. Un bol pareil, ça explique tout de suite qu'il soit incapable de pécho une meuf (on ne peut pas gagner sur tous les fronts). De toute évidence, Dieu veut sa mort: je ne compte plus le nombre de fois où ce jeune freluquet (comme aiment l'appeler ses ennemis), se fait capturer, noyer, empoisonner, tirer dessus. Et il en réchappe toujours par l'intervention diabolique du grotesque.
Un exemple: ligoté sur les rails, le train qui devait l'écraser freine de justesse par le fait d'une passagère, membre de la SPA, qui vient de voir par sa fenêtre un puma poursuivant un malheureux daim pour le dévorer et qui exige que cette situation cesse aussitôt dans la région ! Oui, vous avez bien lu... D'ailleurs, presque toutes les cinq pages, un personnage ou l'autre s'exclame "Quelle chance vous avez eue !", "C'est extraordinaire", "On peut dire que vous avez eu de la veine"... Mouais...
Les péripéties elles-mêmes sont assez décousues, puisque Al Capone disparaît très rapidement de l'histoire pour ne plus jamais y revenir (étrange pour un gangster qui en voulait tant à Tintin !) au profit de Bobby Smiles, réel antagoniste de cet épisode. La traque de ce criminel permet tout de même de donner une vraie justification au récit pendant plusieurs pages, confirmant l'adage qu'il n'y a pas de héros sans un véritable ennemi à combattre. C'est, du moins, le stade le plus grossier, la première poussée dont a besoin un personnage aussi désincarné que Tintin pour exister. Jusqu'ici envoyé dans les quatre coins du globe, dans des situations géopolitiques réelles, bien que caricaturées, Tintin n'est pourtant rien de plus qu'un fantôme. Sans famille, sans amis et sans dilemme intérieur, le jeune reporter est incroyablement seul et inintéressant. Une coquille vide qu'il n'est pas très agréable de suivre, sinon dans les rares moments où lui et Milou s'entraident. On peut alors voir que ces deux êtres tiennent l'un à l'autre, ce qui donne à la série son seul ressort dramatique.
Un ennemi permet donc de catalyser Tintin, de lui donner du sens. Grâce à Bobby Smiles et à sa fuite ridicule, nous passons d'une ambiance mafieuse dans le Chicago de 32 à un reliquat d'ambiance Far-west qui sonne le glas d'un monde désormais condamné aux œuvres de fiction. Hergé s'offre alors le luxe de poser deux critiques qui sortent quelque peu Tintin de l'obscurantisme des deux précédents épisodes. Primo, la société américaine, chef de file du capitalisme, est bourrée de contradictions. Alors qu'elle s'enorgueillit de lois sensées la blinder contre tous les vices (comme la Prohibition), elle permet au contraire à la criminalité d'éclore. La scène où un Sheriff s'écroule, ivre mort, sous un panneau où il a lui-même écrit les punitions qu'il réserve à tous les buveurs est d'ailleurs aussi drôle que bien vue.
Secundo, Hergé, dans un éclair de génie, résume en une seule page le sort réservé aux Indiens par les Blancs (c'est la page 29 de l'édition couleur, qui a une fois encore fluidifié le récit original en noir et blanc mais qui propose toujours des décors simplistes et des intérieurs vides). C'est drôle, par la grâce d'un effet comique que je vous laisse (re)découvrir mais c'est surtout une critique virulente et vraiment sérieuse sur un très grand problème humanitaire. Le chemin fait depuis le Congo - donc en un an !- me semble important à souligner vu toutes les accusations de racisme faites à l'encontre d'Hergé. Ainsi, dans une même BD, ce dernier parvient à analyser (superficiellement, hein, ne délirons pas !) le passé et le présent (pour l'époque) de la grande société américaine, dont les idéaux de justice et de grandeur morale sont inexorablement pervertis par la façon dont ils se sont appropriés les terres de leur empire moderne.
C'est pourquoi, lorsque Tintin en a enfin fini avec Smiles... ho, merde ! Qu'est-ce que tu as foutu Hergé ? Il reste encore 19 pages à dessiner ! Tu vas improviser ? Une entreprise de kidnapping qui s'empare de Milou ? Des tueurs professionnels qui ne font pas la différence entre de vraies haltères et des répliques en bois ?
Nom de Dieu, je crois que j'ai besoin d'une pause Alan Moore...