« Un cœur qui n’arrive pas à être comblé »

Tout d’abord, les premières pages en couleurs ont comme un parfum de BD américaine qui se ressent aussi dans l’immobilité des cases par la suite. Je pense notamment à Daniel Clowes, le fameux auteur de Ghostworld. Le rapprochement n’est pas anodin, car ici aussi il est question de marginalité et de jeunesse qui ne parvient pas à s’adapter au monde.


Tokyo Kaido prend donc place dans la clinique Christiana, un endroit où l’on soigne des enfants qui ont des troubles du cerveau, ce qui les empêche de vivre normalement. Mais dans cet univers, la limite m’a d’emblée semblé très trouble entre les patients et le personnel soignant. Par exemple j’ai longtemps cru que le gardien, Bibi, était en fait un patient, alors que ce n’est pas le cas. De même, l’androgynie affirmé du Dr Tamaki et l’apparence bizarre de l’infirmière à lunettes interrogent l’idée de normalité et de normes. Certes, même si les enfants ont des problèmes suite à un traumatisme ou à un accident (il n’y a pas beaucoup de détails de ce côté), on peut avec justesse se demander si leur trouble est vraiment pathologique, si l’on peut vraiment les soigner avec un « traitement ». Par exemple avec le personnage de Hashi : est-il besoin d’avoir un débris au cerveau pour être un sans-filtre et dire tout haut ce que l’on pense ? Évidemment que non. Leur problème à tous, c’est plutôt qu’ils ne parviennent à s’adapter en société parce qu’ils n’entrent pas dans des cases préétablies.


Examinons les personnages en détails, car il me semble qu’ils sont chacun unique à leur manière et qu’il convient de bien les distinguer. Mais avant d’aller plus loin, il faut faire un sort à l’aspect formel de l’œuvre qui est fortement au service de ces caractérisations : notons l’importance des plans subjectifs (ou focalisation interne en littérature) qui sont vraiment remarquables. On voit à travers les yeux des personnages. Il y a un travail assez élaboré sur la perception du monde retransmis par le dessin : ces enfants sont différents et Mochizuki nous montre en quoi, à travers leur regard.


Cela est très net avec le personnage de Mari, sosie parfaite de la petite Olive dans Little Miss Sunshine, et qui voit un monde sans hommes, comme on le comprend dès les premières pages. Avec Hideo, elle représente le refus de grandir, de sortir de l’enfance et de se confronter au monde. C’est assez fascinant : dans son monde à elle où les hommes n’ont pas de place, tout est merveilleux et cet émerveillement est perçu par le lecteur dans son regard illuminé. On serait presque tenté d’y plonger nous-mêmes tant cela nous semble attirant. Car oui, les hommes sont parfois tout à fait détestables et cruels et on voudrait bien ne plus avoir affaire à eux. Mais ce serait se leurrer que de croire que c’est une vérité générale et unique. Comme le suggère Taiyou Matsumoto dans Gogo Monster, le refus de grandir et d’intégrer le monde des hommes peut mener à la folie, ou à la mort.


Le personnage d’Hideo représente ce versant plus sombre de l’enfance, duquel n’est pas si éloigné Mari. Le rejet du monde et des hommes l’amène à se créer un personnage qui en dit long sur ses désirs. En effet, face à sa mise à l’écart (qu’on entrevoit dans le manga de Hashi auquel il s’identifie), on comprend sa volonté de puissance (« je suis un surhomme ») et son envie d’ailleurs (communiquer avec les extraterrestres). Malheureusement, la confusion entre l’imaginaire et la réalité peut s’avérer dangereux, comme on le voit à la fin du volume.


De l’autre côté (on devrait plutôt parler de continuité), il y a Hashi et Hana, les deux grands, l’un ayant dix-neuf ans et l’autre vingt-et-un. Leur problématique n’est plus le refus de grandir mais plutôt l’incapacité de s’adapter au monde adulte régi par des conventions et des règles morales. Parce qu’ils refusent de rentrer dans le moule, ils sont perçus comme des éléments perturbateurs, ce qui fait d’eux des marginaux. On peut ainsi utiliser la psychanalyse comme axe structurant pour comprendre cela. En effet, leur mise à l’écart s’explique par le fait qu’ils extériorisent ce qui est censé être refoulé (délibérément ou pas). Or ce refoulement est nécessaire pour vivre en société, dans un espace commun où il faut savoir s’adapter pour éviter les conflits.


Commençons par Hashi, celui qui ne peut s’empêcher de dire tout haut ses pensées, même ceux qu’il devrait garder pour lui. L’absence de refoulement est ici évident. Pour vivre en commun en société, il s’agit d’utiliser un langage adéquat, ce dont Hashi est incapable malgré lui. Mais ne mettons pas non plus tout sur le compte de sa maladie. Si ce personnage m’a paru aussi bouleversant, c’est parce qu’il représente à la perfection le mal-être adolescent, sa rage, sa maladresse et son désir de reconnaissance. Il est déchiré entre l’envie de s’affirmer (en se différenciant des autres) et celle d’être aimé ; entre le refus des concessions (ah cette fameuse exigence de l’absolu de la jeunesse !) et le désir de s’intégrer. En ce sens, son angoisse a une valeur plus universelle, auquel tout le monde peut s’identifier. Avec le temps, la plupart des gens intègre les codes sociaux et tout va bien pour eux. Mais si l’on refuse de suivre cette voie toute tracée, qu’arrive-t-il ? On est rejeté, considéré comme anormal. Il y a donc en quelque sorte un combat entre le Moi et le Surmoi, autrement dit entre l’individu et les impératifs sociaux. La solution ne peut venir que d’une forme de régulation entre les deux instances.


Passons enfin au personnage d’Hana où il est question de sexualité féminine et de regard social. La jeune fille ne peut s’empêcher d’avoir des orgasmes n’importe quand, n’importe où, même en public. Dans un pays où les inégalités hommes/femmes sont l’une des plus fortes au monde, où les femmes ne sont pas vraiment vues comme des êtres désirants, la sexualité féminine est un sujet assez tabou. On peut alors rappeler avec Freud les forces de contraintes qui traversent la société et qui exercent leur plus forte pression sur les femmes, notamment avec l’institution du mariage. De même la théorie de la sublimation permet d’éclairer le cas de Hana. Normalement, les gens s’efforcent de transformer leurs pulsions (notamment sexuelles, associées à Eros) en énergie vitale qui sera ensuite extériorisée dans le travail, la création, la production, etc. Or, chez Hana, la transformation ne se fait pas ; sa sexualité s’exprime de manière brute et gratuite et déstabilise un espace public traversé par une morale bien pensante (la scène de l’abri de bus au début). C’est un personnage qui nous renvoie à notre être corporel qu’on s’efforce d’étouffer ou de nier à travers les vêtements, les valeurs, les habitudes (en somme la « culture »). Il faut aussi remarquer la sensualité qui émane d’elle, une sensualité délicate et assez émouvante que l’on ressent dans les dessins de Mochizuki, et qui pourtant est source d’une certaine culpabilité.


On a ainsi des personnages qui représentent, à des âges différents, un aspect de la marginalité, c’est-à-dire la difficulté à « entrer » en société, à se plier à elle. Néanmoins, à travers les relations qui se tissent entre eux, un dynamisme se crée, offrant une « guérison » possible.


Ce que j’ai trouvé le plus intéressant dans ce volume, ce sont les correspondances que l’on peut établir entre les personnages. En effet, Hideo ressemble beaucoup à Hashi : on voit qu’il s’identifie clairement au monstre du manga de Hashi qui est fortement autobiographique. Par ailleurs, les deux personnages sont fascinés par les cyprès, présence menaçante et noire qui « brûle en se tordant dans tous les sens » et qui sont à mon avis symbole de la mort (la référence à Van Gogh est explicite et pertinente, car ce peintre n’est-il pas le « suicidé de la société » ?). De l’autre côté, les filles représentent un versant moins sombre du manga. Mais le dynamisme vient en fait des couples où l’un complète l’autre et le comprend. Les passages que j’ai trouvé les plus touchants sont ceux qui établissent des ponts entre les individus : quand Hashi écoute derrière la porte la « confession » d’Hana ; quand Hana nous éclaire sur le profond désir d’Hashi d’être aimé (« Quand tu ouvres la bouche, ce que j’entends c’est « aimez-moi, aimez-moi, aimez-moi » ») ; et enfin l’émouvante étreinte de Hideo à Mari (« Je sais que tu vois le monde de manière belle et limpide ») qui sonne en même temps comme un appel désespéré pour qu’elle revienne dans le monde des hommes.


Ces relations nous éclairent avec justesse sur la nature de la vie en communauté. En effet, l’homme n’est pas fait pour vivre seul, dans son monde à lui. Ce serait comme s’enfermer dans sa propre tête, cela mène à la folie, à la mort. Même si la société tend à l’uniformisation des individus, même si les hommes sont souvent détestables dans leurs actions et leurs pensées, c’est à travers la relation avec les autres que l’on se construit, que l’on devient soi. Il faut alors trouver un juste milieu, un équilibre qui permet de vivre correctement. Voilà en quoi consiste la quête de l’identité dans Tokyo Kaido.

Backdrifters
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le 26 avr. 2017

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