Rencontre inattendue au Congo belge
A l’ère du streaming et des playlists contenant des centaines d’heures de musique, on a du mal à s’en souvenir, mais il fut une époque où il fallait régulièrement tourner le disque (ou le changer) pour continuer à écouter ses airs préférés. Zidrou et Beuchot nous le rappellent dans "Tourne-Disque", un récit touchant et atypique. L’action de ce roman graphique, qui nous plonge dans une délicieuse ambiance africaine, se situe au Congo belge au début des années 30. Son personnage principal a réellement existé, puisqu’il s’agit du violoniste et compositeur Eugène Ysaÿe, l’un des plus grands musiciens de son époque. Au cours de sa carrière, Ysaÿe fut notamment nommé "Maître de Chapelle de la Cour de Belgique" par le Roi Albert 1er. Il fut également conseiller musical de la Reine Elisabeth de Belgique. A la base, le célèbre concours musical qui porte aujourd’hui le nom de cette dernière s’appelait d’ailleurs "Concours Ysaÿe". Mais ce n’est pas du tout de ça que parle "Tourne-Disque", qui n’est en rien une biographie du célèbre violoniste. Certes, Zidrou s’appuie sur certains éléments réels de la vie d’Ysaÿe, mais il n’hésite pas à s’écarter franchement de la réalité pour donner priorité à son récit. Dans "Tourne-Disque", le prolifique scénariste imagine ainsi qu’Eugène Ysaÿe est invité au Congo belge pour donner un récital à l’occasion des célébrations du centenaire de l’indépendance de la Belgique. Malgré ses 70 ans, il n’hésite pas à abandonner sa jeune épouse pour quelques semaines à Bruxelles afin de faire le voyage éprouvant vers Léopoldville. Le hic, c’est qu’une fois arrivé au Congo belge, Ysaÿe se retrouve bloqué par un méchant torticolis, ce qui l’empêche de donner son concert. Il décide alors de profiter de sa présence en Afrique pour passer son séjour chez son neveu au bord du lac Maï Ndombé. C’est là qu’il fait la rencontre étonnante de "Tourne-Disque", un domestique congolais dont la seule fonction est de faire fonctionner en permanence le gramophone de la famille. Un rôle que ce quadragénaire occupe depuis qu’il a 8 ans! En bons colons, le neveu d’Ysaÿe et sa femme ne s’intéressent absolument pas à "Tourne-Disque". Pour eux, c’est une simple machine, qui fait littéralement partie des meubles. Eugène, par contre, va rapidement découvrir que "Tourne-Disque" est en réalité un grand connaisseur de musique, qui aime profondément l’énorme collection de 78 tours dont il a la charge. Quand le domestique africain explique à Eugène Ysaÿe que les violons dans le troisième mouvement de l’Elégie de Gabriel Fauré ressemblent à des anges, le vieux maître de musique est stupéfait. "La plupart de mes élèves du conservatoire ne seraient pas fichus de percevoir le quart de la moitié de cela", soupire-t-il. Sans avoir l’air d’y toucher, "Tourne-Disque" est bien sûr une critique de la vie des colons belges dans les années 30, qui passaient l’essentiel de leur temps à des occupations parfaitement futiles, tout en exploitant honteusement la population locale. Mais c’est aussi et avant tout l’histoire d’une belle rencontre: celle d’un vieux maître de musique blanc qui découvre qu’il a encore beaucoup de choses à apprendre et d’un mélomane noir qui trouve enfin quelqu’un avec qui partager sa passion. Une histoire toute simple et émouvante, magnifiquement servie par le dessin très épuré de Raphaël Beuchot et par des couleurs très chaudes, permettant au lecteur de vivre une belle escapade africaine.
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