Tout seul c’est son surnom et c’est parfaitement adapté puisqu’il vit en solitaire depuis des années sur un îlot rocheux en plein océan, un îlot tout juste assez vaste pour avoir permis la construction du phare qui lui sert de refuge. Difficile de rester plus à l’écart de ses semblables, puisqu’il s’arrange pour que personne ne le voie, pas même le marin-pêcheur qui vient le ravitailler régulièrement. Son surnom témoigne néanmoins du fait que dans la région (Bretagne ?) cela se sait qu’il vit là. Et comme son existence est connue, lui-même sait que la civilisation est à quelques encablures de son domicile.


Cette situation dure depuis la mort de ses parents. Ceux-ci ont tout prévu pour lui épargner la confrontation avec les autres. En réalité, ils n’ont pas assumé le fait que leur fils soit difforme. Lui-même s’en rend à peine compte, par manque d’éléments de comparaison. Et puis, sa vie il y est habitué. A-t-il vraiment le besoin de voir autre chose, connaître d’autres personnes ? Si le monde ne vient pas à lui, aura-t-il l’audace d’y venir ?


Tout ceci aurait pu continuer encore longtemps, même s’il affiche déjà la cinquantaine. Mais, il faut croire que même la plus terrible des solitudes ne peut qu’être troublée, d’une manière ou d’une autre. Là, c’est un nouvel employé du marin-pêcheur qui s’imagine lié à un trafic louche qui pourrait le mettre en cause, alors qu’il a fait de la prison et qu’il ne tient pas y retourner. Il pose des questions à son patron. Et c’est pour se justifier que celui-ci explique la situation. Résultat, le curieux va chercher à en savoir plus et tenter d’établir un contact.


Il faut dire que le monde vient, par bribes, à la conscience du solitaire. Des souvenirs du temps où ses parents étaient encore en vie. Peut-être des débris apportés par la mer. Peut-être aussi des objets apportés par le marin-pêcheur. D’ailleurs, notre homme ne vit pas complètement seul, puisqu’il contemple régulièrement son poisson rouge tourner en rond dans un bocal, solitude très comparable à la sienne avec un seul pourvoyeur d’aliments. Ce qui permettra au solitaire de prendre progressivement conscience de l’étrangeté de sa situation. Le véritable déclic viendra peut-être d’une observation inattendue et secrète, de deux visiteurs improbables et occasionnels.


Dans ce one-shot aux allures de roman graphique (noir et blanc, format 24,5 cm x 17 cm), Chabouté explore le thème de la solitude (raisons et conséquences) d’une manière qui n’est pas d’une originalité extrême, mais avec suffisamment de talent pour maintenir constamment l’attention de son lecteur et finalement l’émouvoir. Pour cela, il prend son temps, il décrit de nombreuses situations en utilisant les dialogues de façon minimaliste (permettant une lecture relativement rapide), ce qui convient parfaitement aux personnages qu’il met en scène. La forme est remarquable, un beau noir et blanc, un dessin élégant qui met bien en valeur les décors (sans oublier les physiques, les gestes et la sensation de temps qui passe plus ou moins rapidement). Les cadrages sont toujours remarquables, Chabouté exploitant magnifiquement l’architecture du phare, avec des plongées ou contre-plongées sur l’escalier intérieur. On admire des plans ou des silhouettes qui se découpent sur l’horizon et une belle organisation générale des planches.


En exergue, Chabouté place une définition :


IMAGINATION n.f. Faculté qu’a l’être humain de se représenter par l’esprit des objets, des faits irréels ou perçus. Faculté d’inventer, de créer, de concevoir.


Bien entendu, il applique cela tout au long des quelque 368 planches de l’album. Et s’il donne cette définition, c’est en écho à ce qu’il présente ensuite, son personnage ayant lui-même un imaginaire développé, qui se déclenche régulièrement par l’ouverture de son dictionnaire (pour lequel son usage est d’ailleurs régi par un cérémonial personnel). Quand on a un tel imaginaire, on peut vivre avec et le laisser s’emballer à la moindre sollicitation. On peut aussi ressentir le besoin de trouver des sensations nouvelles pour le renouveler. Reste à trouver les conditions nécessaires.


Bien que vivant au grand air, le personnage est enfermé. Dans sa solitude, son monde très restreint, ses activités, etc. Cet enfermement physique et moral s’oppose à l’infini des possibilités (le nombre de mots dans le dictionnaire), l’infini de l’horizon, mais également l’infini de l’imaginaire (de l’auteur, de son personnage). Dans cet univers marin, Chabouté est très à l’aise pour installer une ambiance qui se ressent physiquement. Ses personnages sont peu loquaces, on ne connaît même pas leurs noms, ce qui n’empêche pas l’intrigue d’être captivante.

Electron
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le 8 oct. 2014

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