Dans un style ligne claire qui doit plus à Charles Burns qu’à Hergé, l’illustration de couverture montre deux policiers qui se font face en gros plan. Voilà qui donne déjà une bonne indication de ce qu’est cette BD. En arrière-plan, dans l’espace libre entre les policiers, on voit une route bien droite qui traverse un désert. Le ciel occupe une grande partie de l’espace et il est de couleur rouge tomate, comme un coucher de soleil flamboyant. Mais ce rouge est aussi la couleur du sang. Le titre et le nom de l’auteur sont dessinés comme une enseigne lumineuse d’un motel. La quatrième de couverture donne aussi une indication, avec un dessin présentant deux autres personnages (masculins également), qui se font face eux aussi, un noir et un blanc tous deux avec des lunettes, une chemise blanche et une cravate noire. Ils ont le même air impassible (presque de défi) que les deux de la couverture. Ils sont également dessinés sur un fond rouge, et au-dessus d’eux, à gauche un schéma indique « Dieu est là » dans un triangle équilatéral où figure un œil. Encore un peu au-dessus à gauche, à côté d’une croix, on lit « Vous êtes ici » et entre ces deux indications, des pointillés tracent un chemin. Enfin, à droite de ce schéma, la présentation éditeur indique :
Vous recherchez Dieu ?
Vous vous êtes égarés ?
Alors suivez les pointillés…
Un chemin semé d’embûches
Vous mènera aux confins
De l’Amérique puritaine,
Raciste et déjantée…
Autant dire que si la BD illustre cette présentation, elle va largement au-delà. En 78 pages (format 24,6 x 17,5 cm), trois bandes par page (sauf un unique dessin pleine planche), trois chapitres et une sorte d’épilogue, l’espagnol David Sanchez nous emmène dans un univers franchement déroutant. La voiture du duo de policiers de la couverture situe l’action dans les années ’50. Le chauve est un peu naïf, alors que l’autre se révèle très manipulateur et sans scrupule. Rapidement, on découvre le contenu du coffre de leur voiture et la situation évolue brusquement, de manière très inattendue. A tel point que le borgne aux tempes grisonnantes va cauchemarder et vivre des hallucinations qui mettront son moral au plus bas. Dans le même temps, un détective privé arrive au poste de police du coin. On comprend qu’il est sur la trace des deux individus de la quatrième de couverture. Ce duo sillonne le pays pour répandre la bonne parole et trouver de nouveaux adeptes (d’un révérend nommé Jacobs…) Ce duo sera au centre de la deuxième partie. Mais plus on avance dans la lecture, plus on remarque des détails, des situations et des personnages tous plus improbables les uns que les autres. Les situations se compliquent régulièrement car, si les duos ne se croisent pas, les intrigues s’enchevêtrent. Alors, même si David Sanchez se montre particulièrement inspiré et inventif, il prend le risque de perdre ses lecteurs. Autant dire qu’il faut reprendre la BD au moins une deuxième fois pour s’y retrouver. C’est un signe de richesse inventive, mais il vaut mieux le savoir avant la lecture.
On peut également chercher des significations, des messages. On remarque que les personnages sont tous plus ou moins pervers, y compris le psychiatre et les policiers. Avec sa ligne claire, David Sanchez décrit un monde pourri, peuplé de racistes adeptes d’une sorte de Ku Klux Klan, de pervers sexuels, de flics qui défendent leur territoire à coups de flingues, d’une femme qui se prostitue dans les motels (dont le Conejo de la suerte et le Lovelobster motel), de personnages en forme d’aberrations de la nature (la région pourrait être le Nouveau-Mexique, terrain de la première expérimentation nucléaire américaine, en 1945) et d’illuminés dont on ne voit jamais les yeux cachés derrière leurs épais verres de lunettes. Une scène laisse entendre que ces yeux auraient un étrange pouvoir, destructeur semble-t-il. Dans un ensemble souvent déroutant, beaucoup de détails laissent libre cours à interprétation. Et, si l’épilogue permet de boucler la boucle, il laisse beaucoup de questions en suspens. Ainsi le titre qui laisse perplexe : qui est la personne s’exprimant à la première personne du singulier et qui désigne-t-elle ainsi ? D’après le contenu de la BD et les motivations des personnages, j’irais bien jusqu’à penser que c’est Dieu lui-même, s’adressant à l’homme en général pour confirmer l’affirmation de Nietzsche (« Dieu est mort ») dans Le gai savoir (1882).
David Sanchez séduit, aussi bien par son trait (précis, aussi bien pour les personnages que les décors), que par son utilisation des couleurs et l’aspect complètement déjanté de son scénario constamment surprenant. Il s’amuse à décontenancer tout lecteur s’imaginant une histoire classique et relativement simple. Avec son imaginaire complètement débridé, il truffe son album de détails significatifs et il place ses personnages dans des situations invraisemblables. Il se situe donc clairement dans la lignée de Charles Burns.