Un printemps à Tchernobyl par Anthony Boyer
Il est 1h23 du matin en ce 26 avril 1986, lorsque le réacteur quatre de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose. Outre le désastre écologique occasionné, cette catastrophe sans précédente a suscité la migration de centaines de milliers de personnes et l’effroi du monde entier.
Emmanuel Lepage n’a pas vingt piges lorsqu’il suit les informations inquiétantes transmises à la télévision. Vingt-deux ans plus tard, on lui propose de se rendre sur place pour les besoins d’un reportage. L’idée initiale était de « réaliser un carnet de voyage dont les droits seraient reversés aux « enfants de Tchernobyl », une association qui vient en aide aux enfants contaminés ».
Planifier la visite de la zone a de quoi glacer le sang. Lepage retranscrit cette phase d’appréhension : les réticences de son entourage, les tremblements de ses mains… Ce sentiment de composter un billet pour la mort, il parvient toutefois à le surmonter. Sa volonté de rendre compte a pris le pas sur la peur d’un cancer potentiel.
Son arrivée au cœur des ténèbres ukrainiennes se fait dans la sinistrose la plus complète. Sous la flotte. Les choses commencent mal. La noirceur de ses planches en témoigne.
Puis vient la rencontre avec les riverains qui les hébergent à la frontière de la zone interdite. Il y découvre une chaleur et une générosité inespérées. C’est également l’occasion pour lui de rencontrer Vassia. Ce quinquagénaire est l’ultime survivant de ce que l’on appelait les liquidateurs, ces hommes qui ont nettoyé la centrale en urgence, au péril de leur vie :
« Je me souviens de ces images floues d’hommes courant sur le toit de la centrale et jetant dans le trou vitrifié des débris hautement radioactifs. Pas plus de deux minutes, sous peine d’irradiation mortelle. »
« Vassia est de ceux qui ont pris parfois les morceaux de graphite à pleines mains pour les jeter dans la gueule béante du réacteur. »
La visite de Tchernobyl se fait montre et dosimètre en main. La vigilance est de mise. Pas question de rester trois plombes. Cette ville fantôme est restée figée dans le temps, tout comme Pripiat, ville voisine où les attractions foraines ont été désertées pour une durée indéterminée. La grande roue de Pripiat (qui devait être inaugurée le 1er mai 1986) est d’ailleurs devenue mythique en ce sens.
Pénétrer dans la zone, c’est jouer une partie de poker. Certains endroits regorgent de radiations (des éléments comme la mousse sont riches en nocivité, par exemple), alors que d’autres sont inoffensifs et peuvent être parcourus sans soucis. Pour les jeunes riverains, la zone, c’est aussi un test, celui de la virilité et du passage à l’âge adulte. Pour eux, oser s’y promener, c’est prouver que l’on est un homme. Une façon de bomber le torse.
Mais là où les choses se troublent c’est lorsque Lepage découvre des décors majestueux baignés de lumière et de couleurs :
« Lumineuses frondaisons qui vont des verts sombres aux jeunes feuilles, tendres pousses d’un beau jaune de cadmium, carmin des troncs de conifères, indigo de bouleaux, blanc des pétales qui volent…
Les couleurs éclatent, incandescentes.
Tout, autour de moi, respire le calme. Ces lieux invitent à la volupté…
Pourtant je suis à Tchernobyl ! »
Se pose alors le dilemme de retranscrire la beauté malgré le désastre. Impossible pour lui de travestir son travail et d’ajouter à ses fresques une tonalité lugubre afin de conforter une vision caricaturale de la zone sinistrée. Au contraire, la beauté est bien présente, paisible, tant et si bien qu’on en oublierait presque où ont été saisies ces esquisses.
A travers ce somptueux album, Emmanuel Lepage évite l’écueil du manichéisme et donne à voir un Tchernobyl différent. On est loin du seul cataclysme auquel on est forcé, par notre connaissance de l’histoire, à le cantonner. Ce BD reportage de grande classe relate également la vie existant en marge de la zone, avec des enfants qui jouent en toute innocence dans des décors lumineux.
D’un point de vue artistique, Lepage nous met une claque monumentale en offrant une multitude de croquis, dessins et travaux effectués à partir de différents instruments. Craie grasse, fusain, mine de plomb, pastel, il s’est proprement amusé à varier les plaisir et c’est cette diversité qui fait toute la richesse de cette bande-dessinée. En joignant une esthétique de haute volée à un travail intelligent, Emmanuel Lepage vient probablement de signer un BD reportage des plus importants et également une de ses œuvres majeures. Une véritable merveille.