J'en suis convaincu à présent : au plus profond de ma carcasse épaisse et velue se tapit un cœur d'artichaut. Mis à mal et au grand jour par un moineau ridicule qui veut décrocher les étoiles pour son amoureuse frivole. Cet Abélard, un drôle d'oiseau ! Lui, qui n'a jamais quitté son marais natal, abandonne, sous la tyrannie d'une mélancolie langoureuse, la vie paisible et les amis de ce bout de paradis. Baluchon sur l'épaule, ukulélé en bandoulière, loti d'une désarmante innocence et d'un indécrottable optimisme, il entreprend son apprentissage au monde en un vagabondage bercé de rêves et de balivernes. Volatile sympathique, si touchant de naïveté quand ses illusions s'abiment sur une réalité encline à gifler les plus enthousiastes.
Paf le piaf ! Ces baffes, que l'on aimerait lui coller en travers du bec et susciter un élan de révolte lorsque sa candeur rime avec « l'idiot du voyage », le scénario les distribue à dessein. Une odyssée pédestre rafraichissante, un périple brillamment sombre, qui inspirent de jolies valeurs humaines et prodiguent les leçons de vie exemptes de complaisance, nourries à la vérité crue des actes ou des sentiments. Mais Abélard, éternel ingénu, ne sait que tendre l'autre joue. Sa jobardise sans remède, malmenant nerfs et entrailles, débusque la tendresse au milieu de maximes philosophes. Des petits papiers quotidiennement extirpés d'un intarissable galure enchanté, où notre emplumé, relativisant ses déconvenues dans une lecture subjective pétillante, déniche inlassablement le courage pour regrimper en selle. Sous la désinvolture du grimage animalier s'embusque ainsi un conte initiatique féroce, à fleur d'émotion, servi par une osmose exceptionnelle : la musique de mots sonnant terriblement juste, une narration intelligemment tempérée et un pinceau félon éblouissant. Son esthétisme rond, bon-enfant, presque sucré, enfante un bestiaire de frimousses avenantes, illumine des atmosphères saisissantes dont la grâce se dilue dans les hachures, l'âpreté ou la nervosité d'un trait modelé aux intonations et aux intentions du récit. Magique.
Ouvrons grand nos yeux de mômes et chahutons nos âmes ! Cette fable qui-met-les-poils oscille entre parabole tendrement philosophique et long poème doux-amer. En nous prenant par la main, sensiblement, planche après planche, elle prête des sourires, de la joie de vivre, improvise des complicités. Puis, au détour d'une case ou d'une bulle, à la faveur d'une scène, elle reprend, bouleverse, étreignant le kiki à en embrumer les mirettes, et recommence, infatigable, dans une délicatesse absolue, entraînant son explorateur jusqu'où il n'imagine pas aller. À la clôture du diptyque, je suis resté couillon, définitivement sur le carreau, égrenant mentalement un chapelet de superlatifs dans l'espoir du mot bien venu. En vain. Muet et triste... Heureux d'être triste.
Un gros coup de cœur.
Un gros coup au cœur. Promis !