Souvent, les auteurs de bandes dessinées se livrent à une grande introspection lorsqu'ils atteignent un grand âge. L'approche de la mort amenant un sentiment d'urgence dans leurs esprits, on observe régulièrement une floraison d’œuvres personnelles, nostalgiques, retraçant plus ou moins fidèlement un passé qui semble bien lointain.
On pourrait citer Inside Moebius, série en six tomes de Moebius qui revient sur son œuvre à coup de dialogues et de clins d’œil visuels. On pourrait également évoquer, du côté du manga, La Vie de Mizuki de Shigeru Mizuki qui se met, dès les premières pages du tome 1, en scène, vieux narrateur, pour annoncer le programme de ce récit en plusieurs morceaux.
Seulement, pour ce nouveau billet consacré aux mangas, j'ai décidé de me focaliser sur une autre grande figure de la bande dessinée japonaise : Yoshihiro Tatsumi et son diptyque Une vie dans les marges.
Il serait difficile, fastidieux, et pas forcément intéressant, de résumer ces deux gros tomes parus aux éditions Cornélius. Ce qui intéresse dans ces deux gros volumes, c'est à la fois le récit d'une destinée (un enfant qui deviendra mangaka) que la vision d'un pays en pleine reconstruction (le Japon d'après-guerre).
Tatsumi, grand mangaka réaliste, hautement pessimiste (il suffit de lire les histoires de L'Enfer pour le comprendre), raconte cette fois-ci non plus l'histoire tragique de Japonais ordinaires, frustrés, subissant les violences du quotidien, mais sa propre histoire. Une histoire pas forcément éloignée de la masse.
Tatsumi mêle allègrement au fil des deux tomes la grande Histoire et la sienne. Ce jeu d'échos permanents, on passe de l'une à l'autre ou l'une se retrouve dans l'autre, nous donne à voir le destin d'un jeune Japonais, issu d'une famille modeste pour ne pas dire pauvre, se construisant petit à petit, à la force du poignet. Tatsumi envoie ses petites histoires dans des journaux, se fait publier dans des petites maisons d'édition puis dans des plus importantes, s'engage dans des aventures journalistiques, etc.
Ce destin, c'est le témoignage d'un autre temps. Certes, les magasines prépubliant des mangas sont encore nombreux au Japon (Shonen Jump, etc.) mais le monde que nous fait voir Tatsumi, c'est celui des débuts du manga moderne. Les grands magasines que l'on connait désormais naissent peu à peu, c'est encore un monde de l'artisanat où chacun œuvre à tous les étages, un monde de la débrouille, globalement fauché.
Tatsumi a vécu cette naissance, de l'artisanat à l'industrialisation d'un secteur culturel et économique. Une naissance qui fait écho à la (re)naissance du Japon d'après-guerre. Le Japon a perdu la IIème Guerre Mondiale, est sous tutorat américain et a vu plusieurs villes détruites. De cette misère ambiante, de ce pays semi-détruit va émerger un pays neuf, alimenté par des capitaux étrangers.
Yoshihiro Tatsumi, enfant de l'ancien Japon, encore globalement isolationniste, très rural, assiste aux mutations de son pays. Un pays qui accueille les cultures étrangères (le cinéma français, américain...), qui urbanise à tout va. Le Japon renaît, dans la continuité et le changement.
Ce vieux mangaka, 77 ans pour cette année 2013, nous raconte dans Une vie dans les marges deux naissances. La sienne en tant que dessinateur et celle de son (nouveau) pays. Il grandit professionnellement comme son pays tel le phénix qui renait de ses cendres.
Tastumi fondera dans ses jeunes années le gekiga, ce courant du manga qui se veut plus mature, bouleversera ce monde de la bande dessinée japonaise mais toujours avec modestie, l'envie du travail bien fait, comme un artiste qui n'a jamais cessé de faire son art pour l'amour de ce dernier et non de l'argent. Un artiste désintéressé, insatiable artisan du pinceau.