Je me faisais récemment la réflexion, à l’occasion de ma critique du génial Erik le Rouge, Roi de l’Hiver de Søren Mosdal, qu'Histoire et bandes dessinées ne font pas forcément bon ménage. Certes, ce mélange nous a donné Astérix, Rahan ou Les Tuniques Bleues de ce côté-ci de l'Atlantique, La Jeunesse de Picsou, 300 ou Berlin, Cité de Pierres de l'autre; mais dans chacun de ces cas, il s'agit d'œuvres à vocation essentiellement ludique, dont l'arrière-plan historique est tantôt romanticisé, tantôt caricaturé dans l'intérêt du récit et des personnages, aussi bien documentés soient-ils.
Ce n'est pas pour dire que le manga Cesare, il Creatore che ha distrutto de Fuyumi Soryo et Motoaki Hara échappe totalement à cette règle, loin s'en faut : il ne s'agit nullement d'un traité en images sur la vie du sulfureux condottiere, duc de Valentinois, fils de Pape, frère soi-disant incestueux de Lucrezzia et figure légendaire de la Renaissance italienne, le but est de divertir autant que d'instruire ! Sauf qu'il suffit d'ouvrir à la première page de ce tome un (ou uno) pour se rendre compte de la dimension éminemment pédagogique de cette série. Et si par miracle cela ne suffisait pas, je pense que le pedigree de Motoaki Hara parle de lui-même : spécialiste de l'Histoire et de la littérature italiennes à l'Université des arts libéraux de Tokyo, il a même traduit La Divine Comédie de Dante en japonais, je vous demande un peu ! S’imagine-t-on Jean Tulard signer le scénario d'une BD sur Napoléon ?
Replacer le personnage titulaire dans le contexte de son époque n'est pas la moindre des qualités de ce Cesare. Occupant une page entière et venant s'intercaler entre la première planche (en couleurs) et la deuxième (en noir et blanc – la mise en page nippone m'a demandé un temps d'adaptation, j'y reviendrai), le préambule est clair, efficace, et fascinant en soi, venant faire le lien entre la chute de l'Empire romain et la séparation des pouvoirs séculier et spirituel dans l'Europe médiévale alors en pleine métamorphose, ou "Renaissance". Exit l'obscurantisme religieux, l'Homme ne peut être remis au premier plan qu'en renouant avec l'Antique, synonyme de savoir et d'esprit : cette fameuse "virtù" qui donne son nom aux chapitres de la série.
Voilà pour l'Histoire, place à l'histoire, car il y en a bien une : celle d'Angelo da Canossa, un étudiant florentin fraîchement débarqué à l'Université de Pise, l'une des plus prestigieuses du continent, en ce mois de novembre 1491. Pétri de gentillesse et de bonnes intentions, ce petit-fils de maçon, qui doit son inscription et sa bourse à la générosité du célèbre mécène Lorenzo de Medici, accumule cependant les bourdes et les maladresses vis-à-vis des fils de bonne famille de son cercle d'étudiants, la "Fiorentina", y compris le propre rejeton de Lorenzo, le grassouillet et quelque peu pompeux Giovanni.
Sa toute première leçon, qui traite du sort des âmes défuntes, le voit ainsi involontairement ridiculiser le fils de son bienfaiteur, alors même que chaque étudiant est supposé s'aligner sur le meneur de leur cercle, en l'occurrence Giovanni. Son plaidoyer sur l'importance de l’âme par-rapport aux représentations est certes du goût de son professeur, mais pas de celui du jeune Medici… qui pour punir l'insolent, le fait monter le bouillant andalou Rémus. Seule l'irruption d'un cavalier ténébreux sauve Angelo d'une chute mortelle. Ce n'est bien sûr pas Zorro, mais notre "héros", Cesare Borgia.
Ainsi débute l'amitié entre le plébéien toscan et le prince romain d'origine espagnole. Un premier contact un peu rugueux, car Cesare dit être intervenu pour sauver le cheval et son cavalier, qu'il prend pour un vulgaire voleur ! Mais Angelo est immédiatement intrigué, pour ne pas dire conquis, par l'aura de mystère et d'assurance du jeune noble, lequel tient des propos d'une maturité surprenante à son âge : "Un cheval n'obéira à son cavalier que s'il connaît sa valeur… un peu à l'image du cœur des peuples", déclare-t-il ainsi avec ce brin de mélancolie qui ne le quittera pas de la série.
Perdu au milieu de rivalités qui le dépassent, le pauvre Angelo n'en finit plus de collectionner les gaffes, mais c'est justement son naturel spontané et dépourvu de malice qui attire la sympathie curieuse de Cesare Borgia, lequel accepte de lui apprendre à monter Rémus et lui sauve une nouvelle fois la vie lorsqu'un affrontement nocturne contre des Français masqués envoie l'infortuné Florentin dans l'Arno. Les Espagnols accueillent Angelo dans la somptueuse demeure mise à disposition par l'archevêque Raffaele Riario, ce qui est l'occasion d'en apprendre plus sur leur meneur, "fils d'un monstre et d'une catin" selon ses propres dires. Le beau jeune homme gracieux et affable tranche jusqu'à présent avec l'aventurier incestueux de sa légende noire, mais son géniteur le cardinal Rodrigo Borgia ne fait quant à lui pas mentir sa réputation d'"être sans scrupules".
"En revanche, dame Vannozza est une personne sage et charitable. Si Rome la méprise et traîne son nom dans la boue, c'est parce qu'elle a osé fauter avec un haut dignitaire de l'Église et lui donner un fils !" Déjà au XVème siècle, les doubles-standards jouaient en la défaveur du beau sexe… ces paroles, soit dit en passant, sont celles de Michelotto Corella, ou plus communément Miguel, garde-du-corps et ami le plus proche de Cesare. Ce garçon taciturne à la langue acérée sera très vite appelé à devenir mon personnage préféré de la série.
Angelo de Canossa finit par rentrer chez son cercle d'origine, où son seul véritable ami, un garçon vif et sympathique du nom de Roberto, lui apprend que la situation pisane est rendue encore plus compliquée par la proximité entre l'archevêque Riario et le cardinal Giuliano della Rovere, ennemi mortel des Borgia. Le dénommé Riario, nous apprend Roberto, a d'ailleurs trempé dans l'assassinat du propre frère de Lorenzo de Medici plusieurs années auparavant : la fameuse Conjuration des Pazzi, évoquée dans le film Hannibal de Ridley Scott d'après le roman de Thomas Harris. Oh, et Pise est remplie de frères dominicains, des religieux fanatiques et ascétiques, dont le meneur Girolamo Savonarola pourrait bien "d'ici peu devenir une menace plus sinistre encore"…
Pfiou, une poule n'y retrouverait pas ses petits… heureusement que j'ai joué au jeu Assassin's Creed II par le passé, ce qui me permet au moins de bien identifier les factions ! Mais même si mieux vaut s'accrocher et ne pas rater la moindre bulle de dialogue, je ne pense pas qu'un lecteur francophone non versé dans l'histoire du Rinascimento soit nécessairement largué ; et quand bien même, les tome suivants contiennent des annexes ! Pour l'heure, ce premier album se termine sur une nouvelle expédition nocturne, lors de laquelle Cesare entraîne Angelo dans les bas-fonds de Kinzica, quartier le plus mal famé de Pise. Le jeune florentin y fera une découverte macabre qui ne quittera pas de sitôt son esprit, ni celui du lecteur, croyez-moi.
Touffu, tout cela, n'est-ce pas ? Et encore, je n'ai même pas parlé du travail graphique époustouflant réalisé par Fuyumi Soryo. Il s'agit du tout premier manga qui me soit tombé entre les mains, et pour moi qui ai littéralement appris à lire avec les Pilotes (Mâtin quel journal!) de mes parents, le format m'a d'abord un peu égaré, avant que je ne me laisse happé par la versatilité prodigieuse de madame Soryo.
L'entrée en matière de Cesare, il Creatore che ha distrutto répond donc à toutes les promesses de l'association entre sa dessinatrice shôjo et son scénariste à la formation d'historien. C'est une plongée dense mais passionnante dans l'Italie de la Renaissance, que je recommande chaudement à tous les amateurs d'Histoire et de bandes dessinées, tant la symbiose entre les deux exercices est rarement aussi réussie.