Initialement, le crayon dont je fis usage pour donner lieu à présente critique fut aiguisé au point d’espérer en faire une arme mortelle. La première impression, elle marque, nonobstant sa représentativité eu égard au restant de l’œuvre. C’est dès l’accroche qu’on saisit le lecteur et saisi, en ce qui me concerne, je ne l’ai d’abord été que parce que je me sentais provoqué. Le chiffon rouge, quand on me l’agite sous le nez, il a vite fait de prendre feu

.

« Je suis trop intelligent, moi j’ai tout pigé, tu vois » aurait pu, je crois, résumer l’intégralité de ce que fut Ushijima comme personnage à compter de son introduction. De ça, il en gardera d’ailleurs des modestes séquelles tout le long de l’œuvre, à trop souvent voguer sur un long fleuve tranquille dont il se fera le maître-nageur sans trop jamais avoir à transpirer. Le personnage principal, d’emblée, rebute plus qu’il n’intrigue. Et pour le script, alors ? Là aussi, ça commençait mal. Une fois le premier chapitre achevé, à ce manga, je crus alors avisé d’en prendre les mesures pour façonner son cercueil. Car tout ce que j’y avais lu n’avait contribué à m’encourager à agir en ce sens. Ushijima, je n’en aurais pas poursuivi ma lecture que j’aurais trouvé tous les prétextes du monde à l’enterrer.


Chercher à choquer avec, d’emblée, le coup prévisible de la mère de famille surendettée contrainte à la prostitution, c’était pas une idée qui fut susceptible de me prendre aux tripes, mais plutôt à la gorge. Tout cela se sera d’ailleurs accompli sans aucune subtilité ; la crétine acceptant passivement son sort en grommelant à peine. Faut bien attirer le chaland avec du contenu « choc ». Seulement, faut le faire sans se risquer à repousser des lecteurs un peu plus gourmets du bout des rétines.


Indépendamment de tout le mal dont on peu d’abord en penser, le manga s’offre à nous comme un ouvrage très bien documenté sur les manœuvres frauduleuses pratiquées par les usuriers clandestins ; on n’en espérait pas moins cela dit.

Les morales creuses de collégien font florès, mais n’ont heureusement pas vocation à se pérenniser. « Dans le monde, y’a ceux qui prennent et ceux qui se font prendre, moi je préfère être de ceux qui prennent ». Ces lieux-communs à vous faire rouler des yeux jusqu’à les extraire de leurs orbites, je veux encore bien… mais alors, quand la mise en scène cherche à me présenter l’aphorisme comme quelque chose qui serait profond de tout ce qu’il a de creux, d’instinct, je prends l’auteur de haut.


À Ushijima l’usurier de l’ombre, cependant, il lui fallait une vitrine ; une devanture qui capte le regard. À moi, cette entame m'aura frappée comme une démarche tapageuse à souhait, toutefois, je comprends la démarche. Sans approuver ni réprouver : je comprends. Un auteur, quand il publie dans un périodique, doit son crédit et sa longévité à l’intérêt que lui porte le lecteur. Et comme de ce lecteur, sa vie d’auteur en dépend, il faut le flatter là où il faut pour se l’arranger à compter des premiers jours. C’est pas joli-joli, mais à moins de s’être déjà installé une réputation, c’est par là qu’il faut passer dans le milieu. Aussi, si le premier chapitre peut paraître cru à des seules fin de racolage… c’est pour de bonnes raisons. En un sens, cette mère de famille qui, dans le chapitre inaugural, en vient à tapiner pour repartir sur de bonnes bases, c’est finalement ce à quoi en a été rendu Shôhei Manabe pour subvenir à ce que lui commandait la nécessité éditoriale afin de survivre. Maintenant qu’il l’a ferré son lectorat, il peut raffiner ses mets. Les chapitres n’auront plus pour finalité d’épater mais d’intriguer par ce que l’écriture permet. Ushijima, ça se lit vraiment qu’à compter du deuxième chapitre.


Comme je l’avais espéré, derrière l’usure, il y a bien davantage ; il y a ceux qui y ont recours. L’Usurier de l’Ombre, c’est aussi l’occasion de dresser quelques portraits sociologiques plus ou moins longs qui, quand on plaque la focale tout contre eux, révèlent un paysage qui va finalement au-delà de leur seule personne. C’est un peu un Maigret dans l’idée ; ce n’est pas tant le crime qui a de l’importance, mais la situation sociale d’une collectivité définie qui gravite autour dudit crime. On en apprend beaucoup sur le Japon et ses travers quand nous parvient la clientèle d’Ushijima ; des vieilles épouses qui dépensent un argent fou au Pachinko du fait de l’addiction, des employées qui, pour continuer de jouer le jeu des convenances sociales et ne pas être exclues de leur groupe social, sont obligées de souscrire à des dépenses folles, les victimes d’une pyramide de Ponzi, les jeunes qui veulent être branchés, et tant d’autres profils apparemment si anodins qu’on se surprendra à y découvrir tout ce que ceux-ci recèlent quand on leur fouille jusqu’au fond des tripes.


Les dessins sont plutôt fonctionnels en ce sens où il retranscrivent ce qu’il y a à nous faire parvenir en se montrant aussi réalistes qu’expressifs. Pour autant… ils me seront apparus relativement quelconques, ne suggérant chez moi aucun attrait ou dégoût particulier. Ils conviennent, mais n’ont pas un style tout particulier qui mériterait qu’on s’appesantisse sur eux ou une quelconque particularité leur incombant.


De ce que j’ai lu, ce n’est clairement pas une œuvre qui cherche à mimer la criminalité qu’on dessine là, mais un portrait plus glaçant et grisant qu’on dépeint pour ce qu’il a de réaliste. Oui, décidément, Ushijima, une fois franchi son Cerbères de premier chapitre, révèle un Enfer exquis pour ce qu’il a vrai.


Vous en apprendrez plus sur les tactiques bancaires qu’en vous fourvoyant en École de Commerce et autres couillonneries de cursus financier. Certes, l’usure telle qu’elle est ici pratiquée est illégale, mais elle ne fait finalement qu’aller au bout de la logique et des mécanismes bancaires préexistants. Un prêteur véreux, finalement, c’est un banquier qui a renoncé aux pudeurs inhérentes à son office. J’en connais, des banquiers d’affaire, qui doivent se pignoler à s’en rompre le poignet rien qu’à rêver de pouvoir prêter aux taux ici pratiqués. Non, ces gens-là, c’est pas la morale qui les prévient de devenir un Ushijima, mais les tribunaux. Tribunaux qui, de toute manière, plieront genoux et échines quand les plus gros financiers les auront achetés par des moyens détournés, Bref, la République, mais au-delà des carcans.

Ouais, j’dénonce. Qui mettra le nez dans les magouilles bancaires de 2008 – dont nous avons subi une des premières secousses en préfigurant d’autres plus intenses encore – saura que les pires criminels ne portent pas, comme Ushijima, un survêtement de mauvais goût. Non, pour eux, c’est costards. Ils sont si respectables ces bels gens qu’il leur arrive même d’accéder à la présidence. Mais je m’égare dans mes élans démagogiques et robespierristes.


Ushijima, c’est les chroniques prenantes de drames quotidiens, bien réels, mais si peu perceptibles dans le monde qui nous entoure. Il n’y a pas que l’usurier qui fraye ici dans l’ombre, mais aussi ses victimes qui, bien que vivant parmi nous, existent en réalité dans un monde de dettes qui ne les quitte pas, façonne leur vie, jusqu’à avoir une incidence néfaste sur leurs proches. La dette, pire qu’une bombe sale, laisse des traces de son passages et contamine les alentours de là où elle sera tombée.


Shôhei Manabe, sur le plan strictement narratif, a fait avec son œuvre que ce que Motorô Mase rêvait d’accomplir avec Ikigami. À savoir rapporter les instants de vie de ces nouveaux personnages frappés par ce qui constitue le centre névralgique de l’œuvre. Si Shôhei Manabe y est parvenu, c’est car on devine le travail de documentation qui fut le sien afin de crédibiliser son récit au point de le rendre sinistrement réaliste. Je m’en pourléchais trop avidement pour ne pas m’en être rendu compte. C’est à se demander si, lui-même, de ce milieu, il n’en a pas été, au moins par capillarité. Je ne l’accuse de rien, l’homme-là ! Mais c’est parfois trop bien écrit pour être innocent. Et ce n’est pas moi qui m’en plaindrais.


La prostitution induite par le surendettement, quand elle s’impose dans les chapitres suivants, est cette fois traitée beaucoup plus intelligemment. Il y a ce qui y conduit – en dehors de la dette – et ce qui amorce une descente sans cesse plus abrupte, néanmoins graduelle et, là encore, réaliste en diable. L’engrenage s’amorce un cran après l’autre jusqu’à ce que celle ou celui qui y a initialement mis le doigts, finisse broyé tout entier.


Le drame n’est pas forcé ou sur-exagéré, mais il y est terrible à souhait. Je m’en délectais d’un sourire malsain, mais toute personne convenable se sentira mal de constater jusqu’à quelles basses strates peut s’occasionner une descente aux Enfers. On y trouve chaque fois un nouvel étage dérobé, et ce qui y conduit tombe toujours à propos pour justifier qu’on y accède. Certains endettés qu’on nous présente, cependant, apprennent de leur mésaventure et en ressortent grandis. Ils sont rares, mais il y en a.


Ushijima, comme personnage, s’en sort cependant trop bien. La police, les avocats, il les envoie péter avec désinvolture. Il prétendra même qu’il est aisé de ne rien leur devoir dès lors où on leur dit tout sans chercher à s’opposer à eux. Alors… à l’intention de ceux qui pourraient être tentés d’y croire… non. Clairement pas. Surtout si vous menez une entreprise criminelle qui brasse beaucoup de pognon. Dans les faits, les usuriers changent souvent de raison sociale et disparaissent peu de temps après avoir commencé leur rapine. Ils sont pareils aux pirates qui, jadis, n’arpentaient les mers que durant quelques mois avant de disparaître pour une raison… ou pour une autre.


Les arnaques à l’usure sont elles aussi bien foutues, notamment le coup du faux permis. Je craignais, passés les cinq premiers chapitres, qu’on suive justement un itinéraire typé Ikigami, à suivre à chaque chapitre qui passe les pérégrinations des endettés. Bien assez vite, l’intrigue se recentre autour d’Ushijima pour des arcs narratifs incombant à son affaire. Seulement… le fait qu’il soit sans cesse au-dessus de tout, jamais en proie à la moindre adversité, tend à gâter l’intérêt d’histoires dont on sait qu’il ressortira vainqueur et sans avoir à forcer. Il ferait face à Raoh que je me ferais aucun mouron pour lui. Du moins, je l’aurais cru si je m’étais arrêté au deuxième volume. Rendu plus professionnel à mesure que les chapitres progressaient, l’auteur a soigné son récit, ses personnages, ses enjeux et tout ce qui pouvait y avoir trait. Enfin Ushijima abandonnait ses grands airs pour mieux accepter sa part de responsabilités ainsi que les innombrables emmerdes y étant corrélées. D’autant que le script est très bien écrit, sans rature ni fioriture ni extravagance.


Ce récit Yakuza contemporain, sans coup de feu ni artifices grandiloquents, m’aura rappelé l’ambiance qui émanait par exemple d’un The Fable. Du manga criminel tendance nouvelle vague en somme ; plus feutré et donc plus réaliste, avec tout ce que la criminalité a de plus minable et donc, de plus humain à offrir. Ça rend l’immersion plus saisissante alors.

J’apprécie les œuvres où le personnage principal – bien qu’ici invincible – sache s’effacer suffisamment longtemps pour laisser s’épanouir la myriade de personnages tertiaires gravitant dans son aréopage. Le manga aura beau s’appeler « Ushijima », le personnage n’apparaîtra vraiment que dans le dernier tiers du parcours de l'œvre, abandonnant généreusement le récit à ses victimes d’ici à ce qu’il soit à son tour auréolé d’une gloire funeste.


Passé le premier arc, je retrouve vraiment les mêmes modalités de récit que Katsuhisa Minami utilisera pour The Fable. Le procédé narratif notamment, qui nous présente de nouveaux personnages amenés à colluder avec les protagonistes après qu’on nous les ait longuement présentés pour nous les faire apprécier bien assez tôt. Le travail d’écriture nous écrase de sa prestance : les personnages comme les enjeux qu’ils recouvrent sont graphités avec une maestria hors-pairs.


Moi qui ne suis pas nécessairement très attentionné à l’égard des homosexuels qu’on nous présente habituellement dans la fiction – je sature, comprenez – je crois avoir lu ici une description franchement réaliste et saisissante de ce que peut être la vie d’un homo en grande agglomération et de ses tourments sans qu’il ne soit besoin d’en rajouter avec l’arc Yu-chan. Dieu sait qu’il faut en avoir dans la plume pour m’amener à écrire ceci. Enfin on sort du romantisme pour midinette ou du misérabilisme militant pour se contenter du vrai, celui nous étant livré sans artifices ni fausses pudeurs. Et le principe vaudra pour la plupart des autres arcs.


Ce manga s’accepte vraiment comme un portrait sociologique morcelé par arcs pour dévoiler chaque fois une nouvelle facette de ce que le Japon compte de plus vil, mais aussi de plus vrai. Le pathétique y est aussi beau qu’il est sale à contempler. Tout ce qu’Ushijima révélera sur le milieu prostitutionnel – et sur le reste par ailleurs – notamment la manière dont évoluent les filles dans le milieux, les techniques du savon mêlé à l’alcool pour détecter les MST, vaudrait presque au manga d’être labellisé comme contenu socio-éducatif. Je sais pas où il a été faire ses recherches, Shôhei Manabe, pour si bien nous instruire, mais il les a faites diligemment. Respect lui est dû. N’empêche que ses frais d’escort devaient être conséquents… mais je digresse.

Le récit fait peau neuve à chaque arc qui passe pour nous présenter un nouveau groupe défini, illustrant une nouvelle réalité qui lui est propre. Voudrait-on s’ennuyer ou se lasser qu’on ne le pourrait pas, l’auteur y prend garde.


La menace planante – qui grandit au sein même de la bande – que représente Masaru est vraiment une addition de long terme dont on ne peut qu’apprécier les développements. Je n’attendais rien de ce personnage et, comme tant d’autres, il aura révéla ses délices pour mûrir et s’épanouir un peu mieux sur le temps long. Du moins, ses délices, il les fait connaître pour le rôle qu’il joue dans l’intrigue davantage que pour ce qu’il vaut en tant que personnage à part entière. Car personne, parmi les protagonistes principaux, ne ressort vraiment du lot à bien y regarder. Du développement, même après quarante-six volumes, il ne faudra pas en espérer de trop, ni même de peu.


Jamais Ushijima, malgré les malheurs à l’échelle humaine semés autour de lui, qu’il en fut responsable ou non, ne joue le rôle du « criminel au grand cœur™ », une partition que je n’ai que trop vue ailleurs pour m’en satisfaire. C’est ça, le réalisme : dépeindre les sales types pour ce qu’ils sont, nonobstant le fait qu’ils soient des personnages principaux. Ce qui, au demeurant, ne les empêche pas de s’accepter parfois comme des protagonistes nuancés en dépit de ce qu’ils sont fondamentalement.


À le lire, ce manga, on persiste à se demander où Shôhei Manabe a bien pu faire ses recherches. Ce diable d’auteur est même érudit des affaires relatives à la vente de matériel médical et de l’évolution du marché induit par la démographie et les décisions gouvernementales. En un arc de temps, il a outrepassé les connaissances d’un Say Hello to Blackjack. Ce ne sont plus seulement des histoires que l’on lit, mais des études de cas pratiques qu’on nous présente à foison. Quarante-six volumes à causer usure, c’est un gros morceau, mais ça trouve le moyen de le faire convenablement, en digressant toujours à propos. On passe aussi bien des putes aux traders (à supposer qu’il y ait une différence entre eux), que des traders aux sans-abris, en passant par les VRP, les aspirants top-model empêtrés dans leur vacuité et le petit monde salarial. Tout se suit dans un cheminement logique entre des arcs liés les uns aux autres par la dette et les vagues de pauvreté qui en émanent. Voilà une œuvre qui sait se pencher sérieusement sur la question sociale et ce, sans jamais avoir forcer le trait. Y’en a qui devraient s’en inspirer.


C’est terrible de découvrir l’absence d’espoir. L’introverti asocial et immature qui vit chez ses parents envie et jalouse un camarade qui a débuté une famille, qui lui-même envie ce même introverti de n’avoir aucune responsabilité, ni aucune dette. Peu importe la case sur laquelle on atterrit au jeu de la vie, la carte qu’on pioche ne vous sera jamais favorable. Oui, Ushijima, dans ses chroniques, va bien au-delà de la seule thématique du prêt véreux ; c’est par l’ornière de l’usure malhonnête que l’on découvre le monde pour ce qu’il est. Et il va modérément bien dans les sociétés dites modernes lourdement urbanisées. Sûrement qu’il va tout aussi mal ailleurs, et cela en tout temps. Quand on achève un manga pareil, on ressent le besoin compulsif de retrouver une bribe d’espoir tant tout ce qu’on a lu est réaliste en horreur. Pas de dramatisme de pacotille ou d’effets de manche exagérés par la narration et la mise-en-scène ; rien que la froide réalité des faits délivrés à travers des malheurs du quotidien. Vous voudrez, après une pareille lecture, vous ragaillardir le moral avec une lecture de Saikyou Densetsu Kurosawa. Car, à bien y regarder, il y a tout même un envers au drame du quotidien. Un envers dont on peut déguster quelques morceaux ça et là à l’issue des pérégrinations de certaines victimes d’Ushijima. « À toute chose, malheur est bon » se dit-on à trouver de l’espoir scintillant au fond du caniveau de bassesse dans lequel on aura longtemps pataugé d’ici à ce qu’on s’en saisisse.


Les histoires sont cependant inégales. C’est fatal considérant le nombre d’arcs. Non pas qu’il y en ait qui soient foncièrement mauvaises, mais toutes ne sont évidemment pas aussi intéressantes. Entre deux sursauts de génie, il peut arriver de bâiller. Et quand plusieurs arcs à la suite ne parviennent pas à convaincre, on reconsidère beaucoup tout le bien qu’on a pu penser de l’œuvre dont on croit par moments qu’elle a déjà tout donné. L’histoire de Miko rompait avec le réalisme de l’œuvre alors que le personnage macérait dans la probité et la vertu. La conclusion de la saga du chauffeur de taxi fut absolument… enfin. Elle fut marquante après avoir été relativement soporifique.


Quand on a pris goût au luxe à se pourlécher d’un arc génial, ce qui vient d’une gamme en-dessous le volume suivant paraît soudain si fade même lorsque le goût y est. On voit en tout cas, dans ces parties inégales, une myriade de profils qui ne susciteront pas le même intérêt selon l’affinité du lecteur. Il y a cependant à boire et à manger pour tout le monde. Du sordide, y’a. Mais pas que.

Quand on en arrive à un scénario où mère et fille acceptent de se prostituer pour une partie à trois à 500 euros puis 300 puis… y’a du Zola dans les termes. Surtout quand la carte Sida tombe comme une masse en fin de parcours. Y’a quand même parfois des tentations misérabilistes dans lesquelles se fourvoie l’auteur des deux pieds. Ça reste néanmoins correctement traité par la narration sans jamais trop en faire.

Les réflexions sur le petit monde des « branchés » est d’une pertinence acide, définissant et illustrant mieux l’inanité pure qui émane de ces gens-là en exposant l’envers du décor sans jamais toutefois sombrer dans le moralisme adolescent et culpabilisateur. Un regard froid est posé sur chaque monde qui nous est présenté. Un regard implacable et impitoyable, mais un regard cruel pour ce qu’il a d’objectif et d’impartial.


Pour les amateurs d’Ushijima en tant que personnage, il faudra attendre dix-huit volumes avant que le développement du protagoniste et de ses féaux soit de mise. Pas franchement terrible au demeurant. Le Flash Back était d’un cliché, tout juste digne d’un Furyo de deuxième ordre. Les arcs qui se centrent autour d’Ushijima et sa bande sont finalement les plus creux, les plus convenus. Les plus longs, aussi. Acceptables, mais en-dessous de ce qui nous aura accrochés.

L’arc de l’assisté est un retour en grâce qui se sera particulièrement bien documenté du monde des aides sociales, des subventions et de la désertification des campagnes. J’insiste, mais tous ces branleurs évadés des facs de socio qui vous parlent « de drame social » à tout bout de champ utilisent clairement des mots à tort et à travers. Ushijima dresse réellement un panorama de la société japonaise exhaustif et sans misérabilisme ajouté. De quoi supplanter – et de loin – les ouvrages de sociologie verbeux abscons qui parlent trop sans jamais rien dire. Là, c’est du concret, du vif ; du saignant.


Si j’étais homme à pinailler – et je le suis – je dirais que les personnages principaux ne subissent pas les aléas de la chronologie. Le manga a commencé en 2004 et s’est terminé en 2019. Il n’est pas rare – c’est même très fréquent – que les personnages ne vieillissent pas à mesure que les années de publication passent. Cependant, des marqueurs d’évolution technologique, notamment la performance des portables passés aux smartphone – font montre du fait que le temps qui s’est écoulé est peu ou prou le même pour l’auteur que ses personnages. Or, ceux-ci conservent invariablement le même âge alors qu’ils évoluent dans un monde où le progrès technique qui s’est accompli en quinze ans les suit comme s’il en avait toujours été ainsi. C’est du pinaillage, de l’incohérence pour midinette… mais je me voyais mal ne pas le relever pour pisse-froid que je suis. Du reste, j'avais observé le même phénomène anachronique avec Shônan 14 Days.


Les arcs narratifs deviennent progressivement plus longs. D’un volume, on passe à deux, puis à trois pour traiter d’un cas seulement. L’auteur ne se repose pas sur ses acquis et développe ce qu’il a initié. Parfois pour le meilleur. Souvent, même. L’arc du Laveur de Cerveau était lui aussi très impressionnant quant à tout ce qui se rapporte aux éléments mis en œuvre pour peaufiner et crédibiliser un scénario bien compliqué à établir. Sordide à point par ailleurs, juste comme comme j’aime. Le script était d’autant plus impressionnant considérant ce qu’il avait de réaliste malgré l’étendue des manigances retorses. Des antagonistes aussi haïssables pour ce qu’ils ont de malin, ça ne se conceptualise pas au gré du hasard ; de nombreuses études comportementales ont dû êtres épluchées pour parvenir à un tel résultat. Et pas les plus gaies. C’est à ça que ressemble le manga d’un auteur qui travaille son écriture et fait de vrais travaux de recherche.


L’histoire du Ponzi est elle aussi parfaitement détaillée et décrit admirablement bien tout ce qui la conduit à être aussi populaire en dépit de toute la ruine qu’elle engendre. Je me demandais comment les gens pouvaient être assez cons pour y croire et s’y fourvoyer si loin : maintenant je sais. C’était trépidant à lire. Bassesse, gloire, décadence, tout y est si bien amené qu’on pourrait le faire adapter par Scorcese. Il y a eu quatre adaptations d’Ushijima au cinéma japonais, mais aucune pour faire honneur, même vaguement, au support originel. Y’aurait pourtant matière à faire des séries ou des sagas mémorables pour peu qu’on y accorde le talent et les moyens.


Sur les quarante six volumes, une histoire sur le temps long, petits morceaux par petits morceaux, s’érige progressivement pour culminer avec l’arc final. Le procédé de narration, ainsi soutenu, est vraiment original. Ça n’est ni des aventures éphémères, ni un récit centré autour du parcours exclusif de personnages principaux que l’on suit, mais un habile mélange des deux. Ushijima se sera fait un peu plus d’ennemi à mesure que les années passent et, jamais, dans son ombre, Masaru ne cessera d’ourdir une vengeance qui viendra servie très à point. Tous ces éléments, sur le tard, convergeront jusqu’à ce que l’alignement des planète commande l’arc final. Dès le tome 32 déjà, les antagonistes d’avant se font à nouveau connaître, on entre à feu doux dans les choses sérieuses. Des histoires de Yakuza plutôt sérieuses et noueuses comme j’aime avec son lot de personnages au caractère marqué et réalistes.


Et il aura fallu qu’il nous fasse le coup du Flash Back – un autre – pour développer Ushijima à l’aune de l’arc final. Un Flash Back tout aussi prévisible, convenu et dispensable que le précédent, mais avec la longueur en supplément. On s’estimera heureux qu’il soit advenu assez tôt dans l’arc sans quoi, il aurait franchement cassé le rythme. La discussion qu’a Takemoto avec Yot-chan sur la valeur strictement spéculative de la marchandise est cependant digne d’un intérêt tout particulier. Je me suis beaucoup retrouvé dans son personnage et sa frustration de voir la vacuité même portée en valeur étalon quand la vraie richesse était ignorée sinon conspuée du monde. Leur conversation aboutira à une excellente critique de l’économie de marché, dont le crédit et l’usure, finalement, furent les déplorables chevilles ouvrières. Avec, en supplément, des empreints assez notoires à Breaking Bad, notamment pour la pose d’un traceur sur une voiture en faisant mine de nouer ses lacets ou bien une célèbre scène d’explosion. L’auteur est moins à l’aise dans l’action alors que celle-ci nous paraît bien terne après avoir fait la démonstration de force qu’il avait dans la plume.


L’arc final sera l’occasion de voir Ushijima en réelle position d’infériorité malgré son côté trompe-la-mort nonchalant qui lui avait jusqu’alors permis d’échapper à tous les fléaux de ce monde. Ça a beau être le personnage principal, ça fait quand même un bien fou de le voir douiller un peu après avoir plané si longtemps au-dessus du moindre problème sans que même une égratignure ne l’accable.


Malgré l’intrigue en place pour conclure le manga sur huit volumes de temps, cet arc final est relativement fade par rapport aux à certaines autres histoires autrement plus fascinantes. On entre dans les chamailleries yakuza qui, si elles ne sont pas trop alambiquées, virent progressivement vers le théâtreux avec une résolution franchement quelconque quoi qu’une ultime conclusion satisfaisante.


À l’issue de la cavalcade, on mesure tout de même que les personnages secondaires – dès lors où il ne s’agissait plus des endettés, avaient très peu d’aspérités à mettre en avant. On s’y attache difficilement à ces protagonistes qui manquent peut-être de nuance pour beaucoup sans être non plus franchement rebutants. Viendraient-ils à y passer cependant que les seules larmes qui nous parviendraient seraient celles succédant nos bâillements. Shôhei Manabe resitue admirablement les Hommes pour symptômes qu'ils sont d’une société malade, mais jamais pour ce qu'ils sont en tant qu’individus. Le recul des tomes qui s’accumulent me conforte en tout cas dans ce constat.


Ushijima, usurier de l’ombre, on le lit d’abord à contrecœur, ensuite avec plaisir et pour finir avec un intérêt émoussé pour une intrigue qu’on lira cependant sans bouder. Que ceux qui se seraient pincés le nez devant le sordide se fassent violence et poussent leur lecture. Il n’y a pas qu’un aspect à l’œuvre et il faut l’étudier longuement pour en appréhender toutes les facettes. On le fait rarement à regret.

Josselin-B
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le 3 sept. 2024

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Josselin Bigaut

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