Bible anar un peu surannée...
Publié chez D.C. Comics, entre 1981 et 1988 (avec un hiatus de 7 ans), cette B.D. se passe dans un Royaume-Uni dystopique, après une guerre nucléaire qui trouve sa source dans la victoire des travaillistes en 1981 (je n'ai pas bien compris le lien). Après l'holocauste de 1996, un gouvernement fasciste et corrompu mène l'Angleterre à la baguette. Il y a l'oeil et l'oreille (service de vidéosurveillance et d'écoute), le nez (légistes), la bouche (propagande) et la tête (un ordinateur appelé Le Destin, dont le président aime la froide logique.
Au milieu de ce chaos (les roses, les Noirs, les homosexuels et la culture ont disparu), un individu avec un masque de Guy Fawkes sauve une jeune fille, Evey, d'un viol par des officiers de la loi. Puis il fait sauter le parlement. Puis le palais de justice. Puis l'oeil, l'oreille et la bouche. Il assassine aussi pas mal de hauts responsables, toujours avec une ironie macabre : l'évêque pédophile est forcé de communier avec une hostie au cyanure, le collectionneur de poupée, traumatisé, ne sait plus que dire "maman, etc... Tous ses actes sont assaisonnés de citations littéraires ou d'aphorismes sur la nécessité, pour l'anarchie, de détruire l'ordre ancien avant de rebâtir. Evey, détenue par ce personnage appelé V. (comme la chambre 5 dont il se serait échappé quand il était dans un camp où il a subi des expérimentations mystérieuses), Evey est de plus en plus fascinée par ce personnage, et pas trop fatiguée par son obsession de la mise en scène. A la fin, V. meurt (il semble se faire tuer délibérément, de manière un peu bête) mais Evey reprend le flambeau.
Au niveau formel, cette B. D. a beaucoup à offrir. Elle est divisée en trois livres eux-mêmes divisés en chapitre. Le graphisme est un peu sale, entre le comic à la Milton Canniff et le comic punk. Les couleurs sont ternes et acides, ce qui colle bien mais est assez agressif à l'oeil. Les personnages sont crasseux, vivent dans un environnement délabré qui rappelle un peu les années 1930 (au départ l'histoire devait se passer pendant la Prohibition, ce dont il reste des traces). La composition des planches est énergique. On notera que les auteurs ont refusé de mettre des phylactères de pensée ou des onomatopées : tout passe par le dialogue ou le cadrage, et il y a peu aussi d'encadrés narratifs.
Il y a beaucoup de trouvailles, comme ces deux double-pages où V. joue du piano : il y a la partition et les paroles, et l'insertion d'images de violence et de dégradation morale.
L'univers est riche, avec beaucoup de personnages qui sont croqués en détail, notamment dans leur vie de couple. Dommage que l'univers autour soit décrit moins en détail - une dénonciation univoque d'un monde corrompu, on ne sort pas de là. Heureusement que V. est ambigu, notamment dans ses manipulations à l'égard d'Evey, qui vont assez loin. J'ai quand même un peu de mal avec ses prétentions culturelles, attendu qu'il utilise au fond la culture comme un argument en faveur de sa thèse : l'ancien ordre doit tomber.
"V. pour Vendetta" tient sa cohérence du personnage de V., que l'on suit un peu comme un Batman qui arrive toujours au bon moment, qui est insaisissable et d'une rapidité, d'une intelligence et d'une force surnaturelles. On suit ses actes de terrorisme, et les intrigues assez resserrées des personnages -principalement les hauts dignitaires qui se bouffent le nez entre eux ou sont impuissants) empêchent que l'on trouve les dynamitages répétitifs. En fait on a de l'empathie pour V., et l'on se dit souvent en regardant le méchant "Oh toi, qu'est-ce que tu vas pas prendre".
C'est donc un ouvrage cathartique, où un fantôme qu'on aimerait bien avoir sous la main vient faire le ménage à notre place, un peu comme "L'homme des hautes plaines" ou Batman. Evidemment difficile de ne pas relire ce livre sans penser au mouvement des Anonymous. Si vraiment des anars prennent ce bouquin en Bible, ils risquent d'être assez ridicule, parce que le truc qui justement me retient le plus dans "V. pour Vendetta", c'est cette prétention à délivrer un message politique de haute volée, alors que l'essentiel de ce que dit V., ce sont des salades.