Aquarelle, crayon, encre de chine. Il n’en faut pas plus à Stéphane Soularue pour donner corps au récit de Lisa Lugrin et Clément Xavier, et dépeindre l’horreur raciste et ségrégationniste qui sévissait dans le sud des États-Unis au cours des années 1910. Waco Horror est d’abord l’histoire d’une rencontre : en se croisant sur la route des revendications sociales, la féministe Elizabeth Freeman et le sociologue William Du Bois ont contribué à révéler les dessous d’une disparition tragique. Le jeune Jesse Washington, ouvrier agricole de dix-sept ans, parqué dans une « case », s’est mystérieusement évaporé après avoir été accusé du meurtre de la femme de son employeur. Ce que ce one-shot engagé énonce, à travers l’enquête passionnante – mais largement méconnue – d’Elizabeth Freeman, c’est la suite d’événements innommables ayant conduit à son lynchage public.


Ce dernier, glaçant, voit son potentiel d’effroi accentué par les modalités graphiques de son exposition. Stéphane Soularue en présente en effet les grandes lignes par le truchement de dessins d’enfant (inspirés de Saul Bass). Le point de vue ingénu attendu d’un jeune spectateur se voit battu en brèche par la barbarie dont se rendent coupables des adultes aveuglés par la haine raciale. Une haine qui préside à une mise à mort atroce, exécutée de manière totalement décomplexée, dans une ambiance de kermesse surréaliste. Capable de duplicité, emplie d’abnégation, Elizabeth Freeman va éventer les responsabilités du shérif local et du juge saisi de l’affaire Washington, jetant ainsi en pâture une forme de racisme institutionnel qui, dans le contexte de l’époque, n’avait malheureusement rien d’inédit.


Les cinéphiles se souviennent probablement des chefs-d’œuvre d’Alan Parker (Mississippi Burning) ou de Norman Jewison (Dans la Chaleur de la Nuit). Les lecteurs de bandes dessinées songeront peut-être à la série Bitter Root ou à l’album Traquée (portant sur la militante afro-américaine Angela Davis). Par sa sensibilité politique et son intransigeance, Waco Horror peut se réclamer, d’une certaine façon, de toutes ces œuvres. Mais ce roman graphique dépasse le seul cadre de l’assassinat de Jesse Washington. Il radiographie par exemple la propagande naissante (Propaganda ne sera écrit par Edward L. Bernays qu’en 1928). « Nous devons apprendre le langage de la communication, pour infiltrer les grands journaux et diffuser notre message », y lit-on par exemple. W.E.B. Du Bois se sert par ailleurs du bulletin d’information The Crisis comme d’un canal lui offrant un accès direct à des centaines de milliers de lecteurs. Un luxe non négligeable dans une Amérique où la guichetière d’une salle de spectacle suppose spontanément qu’un Noir accompagnant un Blanc ne peut être que son chauffeur (c’était en réalité l’inverse).


Ainsi, de la puissance politique du film Naissance d’une Nation aux divisions du mouvement des suffragettes sur la question raciale jusqu’à la mise en scène d’un baiser sulfureux, Waco Horror se leste d’un arrière-plan à la fois fécond et très juste. Héroïne méconnue, Elizabeth Freeman (nom qu’elle partage avec une célèbre esclave affranchie du Massachusetts) va retourner l’ignominie contre ceux qui s’en accommodaient alors si volontiers. C’est ainsi l’une de ces cartes postales qui « se vendent comme des petits pains » qui trahira le lynchage public abject dont a été victime Jesse Washington. Clinique sans être dénuée d’humour (les ruptures de ton demeurent nombreuses et rappellent le BlacKkKlansman de Spike Lee), cette bande dessinée a partie liée avec la psychologie des foules, puisque la désinhibition collective et la contagiosité des outrances y apparaissent clairement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Gustave Le Bon se voit cité en appendice de l’album. Stanley Cohen, pour sa théorisation de la panique morale, aurait pu, lui aussi, y figurer en bonne place.


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Cultural_Mind
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le 3 mai 2022

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