Wolfsmund est un seinen manga qui s'est avéré gagner en force et en intérêt au fil des chapitres. Parti d'une barrière de l'octroi situé dans les Alpes au début du XIVème siècle, l'intrigue va peu à peu nous emporter dans une histoire pleine de bruit et de fureur avec un antagoniste que vous aimerez détester : Wolfram.
Cantons outragés, cantons brisés, cantons martyrisés mais cantons libérés !
Wolfsmund est d’abord l’histoire d’une domination. Le manga nous donne à voir trois cantons (Uri, Schwyz et Unterwald) auparavant indépendants mais soumis depuis quelques années aux Habsbourg (Léopold et Frédéric le Bel). Le symbole de cette domination se trouve au col du Saint-Gothard, avec la forteresse dirigée par l’amman Wolfram (nommé ici par Léopold) et surnommée Wolfsmund : la gueule du loup.
Seul point de passage entre le Saint Empire romain germanique et les principautés italiennes (sauf si vous voulez faire de l’alpinisme, et encore…), la forteresse permet de prélever une taxe de passage pour les entrées et les sorties et de contrôler qui entre et sort. En la matière Wolfram se révèle très doué pour démasquer ceux qui veulent passer mais qui sont dans la résistance. Leurs dépouilles (torturées ou non) finissent souvent à l’entrée de la forteresse. On ne saurait faire plus clair comme avertissement.
Le manga commence d’ailleurs par consacrer plusieurs chapitres à montrer ce qui se passe côté sortie du territoire puis côté entrée. Une mécanique bien huilée qui donne à voir une diversité de personnages et diverses motivations. Les environs de la forteresse, notamment l’auberge et sa « patronne » sont aussi présentés de même que les relations entre les cantons et les villes derrière la frontière. Autant d’éléments permettant de voir comment cet « écosystème » fonctionne.
300 version helvétique
Pour autant, si le manga se limitait à cela, il serait rapidement répétitif et ennuyeux. Aussi, un second moment apparaît dans la série : à partir du tome 3 le mouvement pour la libération des cantons s’organise et un grand renversement va s’opérer, la série devant probablement connaître son climax avec la bataille de Morgarten (1315) – où quelques 1 500 confédérés suisses repousseront les 9 000 soldats du duc Léopold.
Cette bataille où tous les coups sont permis permet d’opposer deux idées :
- Celle des cantons : leur avenir ne peut être que dans l’indépendance retrouvée, mettre fin à la mainmise des Habsbourg
- Celle de ces derniers, où la paix réside dans la soumission à l’ordre établi : roulez pour les Habsbourg et tout ira bien. Levez la tête et tout ce qui dépasse sera coupé.
On le voit, Wolfsmund met en lumière une partie de l’histoire de la Suisse (ses frontières n’ont été stabilisées qu’au XIXème siècle et son territoire est bien plus large que celui des trois cantons). Ceci explique peut-être pourquoi dans le manga il n’y a pas de personnage principal. Certes le fils de Guillaume Tell (Walter) est le leader, la grande figure du soulèvement des cantons mais je n’ai pas eu le sentiment de le voir se détacher franchement des autres : Wolfsmund est avant tout l’histoire d’un lieu et d’un mouvement en lutte pour son indépendance.
Mais pourquoi est-il aussi méchant ?
L’amman Wolfram est sans doute le personnage, côté Habsbourg, qui marque le plus les esprits. Retors, menaçant, sadique, version alpine de Ramsay Snow/Bolton, il se distingue des autres notamment par son sourire diabolique.
Les rumeurs que l’on entend à son sujet ne semblent pas infondées : un démon réside dans la forteresse de Wolfmund. Le manga reste néanmoins évasif sur les origines de Wolfram. S’il se livre un peu dans le tome 2, à propos d’une enfance difficile qui lui permettrait de lire dans l’âme des gens, il reste une énigme. Sa volonté de satisfaire Léopold – qui semble prompt à le menacer dès qu’il y a un problème – peut sans doute expliquer son efficacité et le zèle qu’il met à mener à bien sa mission, en même temps qu’un goût avéré pour la souffrance infligée à autrui.
Pour autant, au début du tome 4, l’auteur fait un petit détour historique en resituant Wolfsmund et l’amman dans l’histoire de la région : un siècle auparavant, un démon empêchait les montagnards de franchir le col du Saint-Gothard. Berné (involontairement) par les hommes, le démon les prévient qu’il se vengera. Sa vengeance se matérialise avec Wolfram et la barrière de l’octroi, renforçant ainsi le côté « surnaturel » de cet individu.
Rester vertical
L'auteur, Mitsuhisa Kuji est un ancien assistant de Kentarô Miura (Berserk) et Kaoru Mori (Emma). C’est davantage le côté sombre de Berserk qui prévaut dans Wolfsmund avec les combats, les morts, les moments de torture… mais aussi d’amour (ils sont rares) et d’humour (notamment avec la « faucheuse de Schwyz » : Hilde). De plus, la série ne néglige pas la part féminine de cet univers médiéval, nous donnant à voir un ensemble de figures féminines : guerrière, prête à tout, réconfortante, drôle, jouant de leur enveloppe charnelle car intérieurement très laide…
La narration offre à la fois des éléments de permanence et de surprise. Chaque moment est soigneusement découpé et associé à ceux qui précèdent et suivent. On suit les personnages, on souffre avec eux (moments fouilles et manucure étant en tête de liste), on voit la colère présente et s’exprimer sur le champ de bataille, les rancœurs et les peines…
Côté graphisme, le caractère rectangulaire des cases fait écho à des personnages qui sont plutôt « secs », avec une allure plutôt dépouillée. Idem côté architecture des bâtiments : on a du costaud, de la pierre, des poutres… une rectitude certaine des édifices mais pas d’architecture qui vous scotche comme dans Cesare.
Ceci dit, les graphismes ne sont pas, et de loin, un handicap pour la série. Ils offrent une grande lisibilité dans les combats et affrontements et j’ai eu l’impression que, de la même manière que les personnages se mettaient au service d’une cause, le graphisme lui aussi répondait au récit : vu la situation géographique (montagnes, vallées escarpées, danger…) les personnages et l’architecture sont comme le produit de leur situation si bien qu’on lit la série avec le sentiment que tout est lié.
Les marmottes ne mettront plus le chocolat dans le papier d’alu
Si la série se passe en altitude on n’a pourtant guère l’occasion de profiter du paysage, tant l’intrigue se focalise sur ce qui se passe du côté du Saint-Gothard. Aux dernières nouvelles, Wolfsmund devrait se terminer lors du prochain tome. A l’origine, la série devait en compter moins, aussi on peut que se féliciter de cette rallonge qui permet de profiter d’une intrigue concentrée, bornée comme il faut et qui avance sans jamais nous perdre. Manga tout à la fois d’histoire, d’action, d’aventure (voir les talents d’alpinistes des Tell est un plaisir), le manga nous fait voir une partie du monde dont nous ne sommes pas forcément familiers et nous offre un récit d’une grande force.
Alors que l’heure de la conclusion approche, que le conflit entre Léopold et les cantons doit atteindre son apogée, le constat est clair : avec Wolfsmund, se jeter dans la gueule du loup n’a jamais été aussi plaisant.
Version illustrée par ici.