Depuis Casino Royal, chaque nouveau James Bond confirme l’excellent choix de Daniel Craig dans le rôle du mythique espion, et le parfait travail de dépoussiérage de la licence. Plus physique, avec une vraie gueule de tueur éloignant le personnage du stéréotype facile du dragueur en costume de soirée, le James Bond campé par Daniel Craig et sa démarche presque dansante font déjà date dans l’histoire du cinéma. Et 007 Spectre restera sans nul doute comme l’un des meilleurs opus de la saga. Poursuivant la reconstruction de la mythologie de Bond, remise au goût du jour, Sam Mendes continue ce qu’il avait amorcé dans Skyfall : lier le présent du personnage aux failles de son passé, tout en se jouant des contradictions entre l’univers bien calibré des films de James Bond et le monde actuel.
Notre espion préféré est donc de nouveau sur la sellette ou presque. Même s’il a la confiance du nouveau M, Gareth Mallory, le programme 00 est menacé de fermeture par C, le directeur de l’Intelligence Service né de la fusion entre le MI5 et le MI6. C a en effet l’intention de remplacer le travail des agents de terrain par un nouveau système de surveillance généralisé baptisé les 9 Sentinelles. Tandis que M entrevoit le danger que représenterait la mise en place d’un tel système, Bond se lance sur les traces d’une mystérieuse organisation, Spectre, qui se révèlera être impliquée dans toutes les précédentes affaires criminelles que Bond a déjà contrecarrées.
On a le plaisir de retrouver tous les éléments qui font qu’un film de James Bond est un film de James Bond : les personnages de Q et Moneypenny, introduits pour la première fois dans le précédent opus, la fameuse Aston Martin (celle de Skyfall complètement désossée et qui apparaît remise à neuf à la fin du film, et celle plus moderne que Bond « vole » à Q), la femme fatale (Monica Belluci, dans un rôle tout compte fait mineur) et son contrepoint, la jolie jeune femme à protéger mais qui ne s’en laisse pas compter (Léa Seydoux, superbe), sans oublier un méchant franchement machiavélique (Christoph Walz simplement parfait) et son organisation secrète d’autant plus inquiétante qu’elle a jusque-là échapper à tous les radars.
007 Spectre poursuit par ailleurs la réflexion amorcée dans Skyfall : y a-t-il vraiment encore une place pour un agent comme James Bond dans le monde d’aujourd’hui ? Dans le précédent opus, cette question concernait déjà l’ensemble du service dirigé par l’ancienne M, dont l’utilité et l’efficacité étaient remises en cause dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. La question était en fin de compte frappée de nullité par l’attaque inopinée de Silva lors de l’audience publique de M à Westminster. Dans 007 Spectre, elle revient sur le tapis dans le contexte d’une authentique guerre de l’information où chaque État cherche à surveiller les canaux de communication et donc ses ennemis potentiels de la manière la plus efficace. Dans ce contexte où tout peut être informatisé et où même les mouvements d’un 007 peuvent être traqués grâce à l’implantation d’une puce électronique, est-il vraiment nécessaire d’employer encore des agents de terrain quand des drones peuvent faire le sale boulot ?
La réponse du film est sans équivoque : la machine ne remplace pas tout. Il faut un humain pour prendre la décision de tuer ou de ne pas tuer et faire la part des choses. Par ailleurs, la mise en place d’un système de surveillance généralisée où les faits et gestes de tous sont observés et consignés non seulement s’oppose aux fondements de nos démocraties modernes et aux libertés individuelles, mais pose en plus la question de l’observateur. Car si le pouvoir réside dans le fait de savoir ce que tous les autres font et, par là, de contrôler l’information, alors celui ou celle qui se retrouverait à la tête d’un tel système se rendrait virtuellement maître du monde. Autrement dit, qui surveille qui ? et est-on bien sûr que ceux qui nous surveillent le font pour notre bien, dans le but de nous protéger ? Ce questionnement ne peut manquer de faire écho à l’affaire Edward Snowden, et au scandale des écoutes téléphoniques américaines à l’encontre des dirigeants européens.
Face à l’émergence d’un Big Brother déshumanisé, et potentiellement contrôlé et contrôlable par une organisation qui n’a rien de philanthropique, le film de Sam Mendes oppose l’humanité de James Bond et de ses collègues, Q, Moneypenny, M, leur ingéniosité et leur lucidité, ainsi que leur capacité à faire front devant l’adversité. C’est pourquoi les gadgets sont ici réduits au minimum : une voiture dotée d’un siège éjectable et qui crache des flammes, une montre qui explose, et c’est à peu près tout. La machinerie est du côté de Spectre et de ses membres. Les héros ont pour eux la force brute et l’action physique de Bond, l’intelligence de Q, le visage fatigué de M reflétant son regard parfaitement lucide, l’efficacité et l’amitié de Moneypenny, la volonté de rester en vie et loin de la violence de Madeleine Swann. Que des qualités mais aussi des défauts et des faiblesses humaines avec lesquelles il faut composer, et qui demeurent plus qu’utiles pour combattre les dangers qui nous guettent. Non, le programme 00 n’est pas prêt de fermer.