Take Masaharu, réalisateur de 100 Yen Love, présent pour la première française du film à l’édition 2015 du Festival Kinotayo, nous avait pourtant prévenus. Nous racontant que plusieurs spectateurs japonais lui avaient confié avoir eu envie de rentrer chez eux en courant, comme possédés par l’énergie du film, il nous demandait de faire attention sur le chemin du retour, de ne pas aller trop vite afin d’éviter tout accident. On avait pris ça comme une blague pas très drôle visant à hyper le métrage, mais une fois les deux heures passées et le générique de fin devant les yeux, on s’est rendu compte de la véracité de ces propos. Une envie de crier, de courir montait en nous, mise en place par un film au rythme dément et au genre changeant, une véritable bombe dynamitant le cinéma indépendant japonais.
Ichiko, jouée par Ando Sakura, déjà remarquée dans Love Exposure de Sono Sion ou les Shokuzai de Kurosawa Kiyoshi, est une hikikomori. Agée de 32 ans, elle réside encore au domicile familial et ne semble pas vouloir faire autre chose que jouer aux jeux vidéos en se goinfrant de chips et de soda. Lorsqu’elle se retrouve éjectée de son confort par sa sœur, femme active et récemment divorcée, c’est tout son environnement qui s’écroule. Forcée de prendre un job au 100 yen shop local (une sorte de foire à un euro), elle va y rencontrer Yuji, un boxeur dépressif sur le retour. Fascinée par cet homme, elle va tomber amoureuse, lui proposer de résider chez elle et va à son tour prendre les gants…
On a commencé à entendre parler de 100 Yen Love en 2012, quand un inconnu du nom de Adashi Shin présente son dernier scénario au festival de Shunan. Alors auteur de quelques comédies romantiques plus ou moins remarquées, il y remporte le prix du meilleur auteur. Il faudra attendre 2014 et la participation du réalisateur Take Masaharu pour que le projet prenne sa forme définitive. Quelques mois plus tard, il enchaîne les prix en festivals et est envoyé par le Japon comme représentant aux Oscars.
Et honnêtement ? Cette avalanche d’honneurs est toute méritée. Le scénario de Adashi Shin est remarquable. Pas dans les thèmes qu’il aborde mais dans la façon dont il les engage. Tour à tour comédie noire, drame social et film sportif, il effleure une multitude de genres et les exploite tous avec brio. Le film devient objet changeant et imprévisible, à l’image de ce personnage de collègue dragueur qui passe en une scène de ressort comique lourdingue à terrifiant antagoniste. On passe d’un comique absurde à une affreuse scène de viol en à peine une minute.
On est avant tout devant un film de loser magnifique où on observe une transformation, par l’amour et par la boxe, d’une femme-enfant en adulte. Et son évolution, parfois douloureuse, parfois motivante, est mise en scène avec une énergie d’enfer appuyée par l’excellente BO punk de Creephyp. Les scènes de boxe, qu’elles soient d’entraînement ou de combat, sont parmi les meilleures jamais filmées et n’ont rien à envier à un Raging Bull. On sent l’implication physique de Ichiko, son impressionnant désir de changer, de devenir quelqu’un, sa rage envers ce monde si injuste dans lequel elle est jetée et dont elle ne voulait pas.
Et ainsi, au centre du film, c’est la prestation de Ando Sakura qui impressionne. Elle livre ici sans aucun doute la meilleure performance de sa jeune carrière, et peut-être la meilleure de l’année, tous pays confondus. Tout repose sur elle, et elle assume son importance avec brio. Dans un film tant changeant, elle parvient à ajuster son jeu et sa persona, aussi bien physiquement que mentalement. Prenant et perdant du poids dans une transformation qui n’est pas sans rappeler le jeu de Robert De Niro dans (encore) Raging Bull, elle se donne corps et âme dans son rôle. Si le film réussit aussi bien à changer de ton au fur et à mesure de ses envies, c’est aussi grâce à elle, tant elle semble à l’aise dans une multitude de registres, tour à tour pathétique, touchante, amoureuse et sauvage dans ses scènes de boxe. Quand on sait qu’elle a à peine 30 ans, on est devant l’émergence d’une future très grande actrice.
100 Yen Love n’est pas qu’un excellent film, c’est surtout la naissance d’une figure à venir. Si cette performance n’est pas une exception (ce dont on peut être presque sûr au vu de son travail chez Sono Sion ou Miike Takashi), Ando Sakura va très vite devenir une figure internationale immanquable. C’est un film vie, qui évoque à 100 à l’heure les bons et mauvais côtés de l’existence, du changement, de l’amour et de la compétition, une ode à l’estime de soi, à la motivation, à la persévérance… Un film qui donne envie de courir et de hurler. On regrette vraiment qu’il n’ait pas passé les sélections pour les Oscars.