On a parfois tendance à l’oublier dans cette ère de films produits à la chaîne, mais le cinéma se peut souvent expérience transcendantale. Se satisfaisant souvent à une compréhension de surface, du petit clin d’œil au twist, de l’étonnement à la prise à la gorge, le spectateur est une proie facile capable d’arrêter réflexion et de donner pleine acceptation à des œuvres sans unicité pour peu qu’elles lui offrent un instant de répit dans une longue vie trop complexe au bord d’un gouffre semblant infini. Il faut tout comprendre, tout ressentir, ne pas laisser place à la confusion et à l’hésitation mais suivre une ligne directrice et rassurante.
C’est en ce sens que Pacifiction semble sauveur d’un cinéma de sorcier dont son réalisateur Albert Serra est avec Apichatpong Weerasethakul le plus grand des représentants actuels. « Rien ne m’intéresse sauf l’image » dit-il en entretien et l’image est ici mouvement, texture, sensualité et sensorialité. Car Pacificition est l’inverse d’un film lointain et stérile, qui imposerait sa virtuosité sans impliquer, fier de soi égoïste dans ses envies. C’est un film cœur, un film coton dans la plus grande tradition d’un cinéma souvent asiatique de Tsai Ming-Liang à Mamoru Oshii. Un cinéma injectant ses vibrations, sa mélancolie et sa force directement dans les os de son public pour les amener dans une transe à la fois abrasive et ouateuse, qui n’esquive pas le gouffre mais le regarde et y hurle. Pacifiction en est de ceux-là et sa beauté presque anachronique en est le premier épanchement.
Anachronie déjà des décors, plongés dans une Tahiti fantasmée et morcelée dont il ne reste qu’une image (encore) et dont toute la substance se retrouve polluée par les altérations extérieures à son essence. Si le film embrasse cette texture tiki sortie des années soixante, c’est pour mieux révéler l’absurdité de ces lieux de paradis vidés de leur substance par leur érotisation des mains mêmes de ceux qui sont censés la diriger et la maîtriser (incroyable Pahoa Mahagafanau). Anachronie ensuite des situations et des problématiques, Serra ressuscitant un imaginaire politique désuet, entre préfets de blanc vêtus et paranoïa du nucléaire. « On va pas revenir en 95 » dit Matahi dans ce qui est l’un des pics de tension du film, et pourtant le film se plaît à explorer ce passé fantasmé, digne d’un film de James Bond, avec son exotisme primaire, ses séductions faciles et ses méchants mystérieux à l’accent indescriptible. Il en désosse la tangibilité pour se farder de cette esthétique, de ces images (!) et de ces particularités, transposant à la menace un mirage et à la quête du personnage un éveil psychédélique dans une dernière heure à la puissance d’évocation digne des meilleures séquences des meilleurs films de David Lynch. Anachronie enfin de sa lumière, ce coucher de soleil permanent, qui ne faiblit que pour faire tomber les ténèbres sur les personnages et leurs désirs. On se croirait parfois dans un film de l’ancien Terrence Malick, cette golden hour rappelant l’or des Moissons du Ciel, dans un jusqu’au boutisme visuel aux bords du kitch qui ne saurait jamais pourtant y plonger sans son plein consentement.
Pacifiction ne peut cependant pas être un film rétrograde et plongé dans la nostalgie confortable d’une époque fantasmée où le cinéma aurait été plus art qu’industrie – la référence aux films d’espionnage allant à l’opposé de ce snobisme. S’il s’incarne autant dans une vision passéiste c’est avant tout pour rappeler que c’est une fiction du temps réel, et que ces questionnements sociaux, esthétiques et artistiques sont aussi ceux d’aujourd’hui, loin des yeux et des critiques. Serait-ce si absurde que de telles magouilles se passent dans ces territoires éloignés ? Serait-ce si absurde que la France s’épanche si cruellement dans ses territoires post-coloniaux ? Ne méritons pas du beau en réponse à la cruauté des fonds verts et des cinéastes modernes que la porosité de l’image n’intéresse plus ? Rien n’incarne autant cette tension que Benoît Magimel, qui livre sans aucun doute une des performances les plus fortes de sa longue et méritante carrière. Il y a-t-il corps plus formidable dans le cinéma français d’aujourd’hui ? Gueule cassée au charme irrésistible d’ancien modèle sur le retour, ancré dans le sol, puissant et d’une sûreté de soi en perpétuel combat avec sa fragilité indépassable. Ce rôle de maire de dessin animé, à la fois surpuissant et incapable de comprendre son entourage, sur-présent et fantomatique, habité et vide est ce qu’un acteur français a campé de mieux depuis des années.
Comme son titre en fusion nouvelle de deux mots, Pacifiction crée un cinéma inédit devant nous en mêlant ce que l’on connait déjà. Il ne s’agit pas de simplement remanier des thèmes connus, mais de les transmuter par leurs différences et leurs points de rapprochement. On pourrait qualifier Pacifiction de rencontre entre le Weerasethekul psychédélique de Tropical Malady et le De Palma paranoïaque de Blow Out, mais ce serait affadir sa puissance novatrice et alchimique.
Il y a une scène vers la fin du film qui réunit l’essence de cet entre-deux. Dans une boîte de nuit inquiétante, remplie de soldats à demi-nus prêts à faire exploser des torpilles nucléaires, leur chef est au comptoir, ivre. La musique y est lourde, puissante, angoissante, la lumière bleutée donne au tout une puissance de cauchemar dans une dernière heure ou la logique scénaristique a disparue pour laisser place une sensorialité pure. Sans prévenir le spectateur ou les personnages, la musique change, laissant place à une sortie de variété des années 50. Le colonel se met alors à danser seul, puissance éthérée par l’alcool, dans une parenthèse mi-comique mi-horrifique. Une minute plus tard, la musique s’arrête et le martèlement électronique reprend, sans plus de raison scénaristique ou métaphorique. Cette rupture choque, questionne, martèle, crispe ou perturbe, le film se rend alors autre à lui-même, dans une confusion poétique, créant des étincelles par son propre illogisme. Par la comparaison avec ce qui la précède et lui suit, cette séquence impose un malaise qu’elle n’aurait jamais pu amener seule tout comme elle renforce l’oppression sensorielle qui suit.
Pacifiction est un film aussi maîtrisé qu’imprévisible, sa réalisation modèle ne puisant que plus de puissance dans la surprise perpétuelle de son déroulé. Quelque part entre l’artifice et le sauvage, entre le cinéma vérité et la (paci)fiction la plus opaque et écrite, entre le signe et son signifiant. En sublimant ainsi l’absurdité et la fausseté de l’image et en l’habitant par l’incarnation si forte de ses acteurs, Albert Serra lui redonne une mystique. C’est un film rare qui croit autant dans le médium cinéma que dans ses spectateurs, qui croit en lui comme en nous, qui croit que le cinéma n’est ni mort ni malade et cherche encore et encore à le réinventer. Pacifiction est à la fois miracle et sidération, créateur d'une nouvelle forme d’expression et de sensations que la salle de cinéma (et donc la vie) n’avait encore jamais porté.