Comme India Song, Pacifiction, « Tourment sur les îles » en français, commence par un coucher de soleil en générique. Ce crépuscule marque bien sûr la fin d'une ère. Dans India Song la bourgeoisie coloniale se réfugiait dans leurs appartements, cages dorées, pour faire durer un mythe, celui d'une bulle hermétique et insensible à son environnement, jusqu'à ce que la bulle implose, par la névrose de ses résidents, par la pure éradication du territoire, réduit à une simple carte, symbole de ses conquêtes. Pacifiction reprend quelque part son postulat : troquant l'Inde pour la Polynésie française, son titre détourne la tentative de pacification du scénario pour en faire une fiction du pacifique, que l'on entretient donc par le maintien d'une illusion coloniale (musique tropicale, filles exotiques, combats de coqs spectaculaires dont on demande une violence exacerbée) et l'omission d'un paysage laissé en territoire extérieure, hostile (la jungle toujours en arrière-plan) ou transformé en carte postale (les maisons et leurs jolis jardins, le club nocturne et son emblème au palmier).
Benoît Magimel, dans tout cela, est bien alors l'avatar de cet entretient colonial. Haut-Commissaire de la République, dans un sous-jeu permanent et d'un naturel déconcertant, il semble comme se fondre dans les discussions pour les dominer davantage, considérer ses adversaires comme des alliés uniquement pour maintenir cette illusion.
La pacification est une fiction que l'on entretient, les tourments sont des tsunamis insignifiants. C'est bien le brio des deux premières heures du long-métrage : maintenir un calme ambivalent, un temps mort insidieux qui repousse tout du long la notion de « tourments » qu'il chevauche pourtant.
Car en effet, malgré ce calme, le tonnerre gronde. Quelque chose ne va pas. Dans un mysticisme ambiant, Serra laisse germer le doute. C'est son talent de mise en scène : là où Apichatpong Weerasethakul contemple en profondeur des indices qu'il dispose lui-même, le cinéaste catalan les laisse se démarquer d'eux-mêmes, comme un voyant qui retourne des cartes de tarot mais ne fait que les interpréter. Que l'on se trompe pas, Pacifiction ne s'est pas réalisé indépendamment de sa volonté. Par le montage, Serra construit bien son œuvre. Mais c'est cette distance de l'image propre au montage (on ne créé pas, on visionne des rushs et on les interprète comme un exégète) qui induit ce mystère environnant.
Dès le générique, un détail oppose Pacifiction à India Song, lui donnant une ambition autre : des cargos se dressent entre le coucher de soleil et le spectateur. La pureté de la fiction exotique est sacrifiée, au profit d'une vue modernisée, surtout industrialisée. La mondialisation a remplacé le colonialisme impérialiste. La fiction qu'entretient le film alors, ce n'est pas tant celle d'une bourgeoisie aux accents de noblesse dans leurs palaces, mais celle d'un ultra-libéralisme, bouffi, digérant son passé colonial pour en faire une caricature grossière. C'est encore une fois le club nocturne qui en fait le portrait le plus marquant, dans la saleté crasseuse qui recouvre ses néons sur le plafond et ses petits parasols dans les verres, dans ce malaise qui s'incruste entre les notes de musique hawaïenne. Quelque chose ne va pas.
A vrai dire, cette résurgence d'un passé déjà enterré, d'une société mort-vivante, a bien quelque chose de fantastique. Elle est représentée, même littéralement comme élément déclencheur du scénario, par ces rumeurs du retour d'essais nucléaires et d'un sous-marin fantomatique : comme si les radiations réchauffaient les sols pour en faire ressortir les cadavres meurtris, comme si elles révélaient les tumeurs insidieuses, les mutations des corps toujours présentes. Ces radiations, elles sont par définition invisibles, mais toujours la menace à l'écran, le spectateur est condamné à les ressentir sans jamais les identifier : comme lors de la séquence où Magimel, impuissant, cherche à la lampe-torche le dit sous-marin dans l'immensité de l'océan.
C'est ce danger inhérent qui donne au film sa cohérence et sa limpidité dans son flux visuel. On a pu séparer artificiellement les deux premières heures de politique bureaucratique et la dernière demi-heure de psychédélisme, bien au contraire, la grâce de Pacifiction est de passer de l'un à l'autre comme s'il ne pouvait en être autrement, comme si naturellement les vagues le faisait dériver dans une folie insulaire. Dans la politique bureaucratique, dans les silences instaurés dans ces discussions, réside l'horreur de la radiation nucléaire, dans la pure folie qui achève le film demeure la démence même d'une politique comme entité en elle-même, qui dépasse ses belligérants naïfs, pantins d'une tragédie incontrôlable, fantoches à la solde du nucléaire (la fin en cérémonie funèbre et baptême morbide en fait un véritable culte).
Passant donc d'un hyperréalisme à un psychédélisme total, comme si les deux étaient inséparables et se conviaient l'un et l'autre, Serra semble comme établir la radiation nucléaire en lien du corps à l'esprit : elle n'a plus seulement effet sur l'anatomie des locaux irradiés, mais touche l'âme même et en fait ressortir les névroses.
De simple fiction, le néo-colonialisme devient véritable fantasme, les officiers de la marine dansant sur des rythmes technos interprétés par une femme seins-nus, empli de psychose, cette menace immédiate du nucléaire, cet homme à lunettes inquiétant qui hante les plans comme un démon moderne.
En point de passage, cette scène qui semble prendre place dans un stade de football vidé : le Haut-Commissaire absorbe la pluie, l'homme inquiétant le regarde dans l'ombre, menace secrète, surtout, la lumière d'un lampadaire irradie l'écran, presque jusqu'à en brûler la pellicule et les rétines des spectateurs. Difficile de ne pas penser au leitmotiv lynchien de l'électricité comme transition, dont on retrouve ici l'aveuglement et l'impression, flash lumineux. Mais Serra, lui, ne conçois pas sa lumière en éblouissement (fatal chez Lynch, mais éblouissement tout de même), mais bien en irradiation, en onde de choc mortel qui contamine les corps, âmes, et in fine, spectateurs, pris dans cette spirale nucléaire, ces tourments insulaires.