Le cinéma de Quentin Dupieux a toujours été aux prises avec le naturalisme, la Réalité dira-t-on. Éminemment fictif car absurde donc contraire à toute logique réelle, c'est un cinéma qui se place dans une bulle, spatiale et temporelle, refermée sur elle-même et jouant des ressors du spectacle, ou du monde transformé en spectacle plutôt que du spectacle ouvert sur le monde. La fin d'Au poste ! était en ce sens très évocatrice: alors que la déconstruction narrative s'opérait comme d'elle-même, indépendamment de la volonté de l’œuvre, le film s'achève par un lever de rideau à la Bunuel qui dévoile toute sa nature abstractive. En un sens, Incroyable mais vrai reste sur cette même lignée: le décor, banlieue pavillonnaire presque insulaire, du moins isolée, mêlé à son esthétique surannée des années 70 développent une fiction «dupieuxsienne» qui recouperait à la fois Blier et Tati. Mais la prouesse du film, et ce qui en fait certainement sa meilleure œuvre, est bien sa façon, non pas de se suffire à cet univers, mais d'en faire comme un miroir déformant de la société. Une péninsule, en somme.
Non pas que le cinéma de Dupieux ait pâti de sa solitude: le microcosme cinématographique , encore à la fois spatialement et temporellement, intra et extradiégétiquement, chez Dupieux forme comme un rafraîchissement visuel des plus remarquables, ni nostalgique ni progressiste, simplement lui-même dans son absurdité rétro, ou bien son rétro absurde. Ici, ce n'est donc pas absent du film, au contraire, mais simplement détourné. Ainsi, de la même manière que le flou de l'image, un brin maniériste cependant, semble isoler les personnages dans le cadre, Dupieux isole tout autant les objets.
Plutôt que de filmer des décors pour en montrer l'intégrité, le cinéaste confine les choses, comme celles de George Perec, dans des champs restreints et en fait ressortir l'âme, sans pour autant céder au fétichisme. Ainsi de l'ouverture sur un vieil ordinateur et son jeu type Space Invaders: séparé du reste du bureau, il fige le personnage d'Alain Chabat, tout simplement Alain, dans un espace cloîtré, poussiéreux, adulescent. Plus tard, c'est la figure du vinyle qui passionne: il intègre le couple dans une certaine classe moyenne hipster, mais sert également de marqueur temporel, chose qui sera fondamentale au fonctionnement du film. En effet, la répétition du bruit sourd de la galette atteignant sa fin est autant une façon de montrer la réitération d'un ménage vieillissant que celle d'une inquiétante boucle temporelle, rappelant un extrait terrifiant de la saison 2 de Twin Peaks, et brouillant le déroulement du film, puisque cédant, au gré d'un raccord, à un autre plan de vinyle, cette fois-ci bien fonctionnel. On retrouve ainsi la complexité temporel d'un Réalité, de la même manière que le début du film croise intelligemment les scènes pour faire ressortir le caractère fantastique du scénario et ainsi la curiosité du spectateur, mais également paradoxalement une complexité esthétique qui tord les rapports conflictuels entre réalité et fiction: l'objet est autant signe d'isolement temporel et spatial que marqueur social et réel, alors la fiction est autant centrée sur la réalité que la réalité dépend de la fiction. Les nombreux symboles phalliques freudiens qui s'y rajoutent, que ce soit littéralement pénis électronique, voitures de sports élancées, armes à feu ou encore canne à pêche, exacerbent cette tendance: s'ils sont toujours ressorts comiques, pour la première fois ou en tout cas de manière bien plus évidente qu'auparavant, Dupieux ne se contente pas de déstructurer le sens des objets (l'huître que l'on croque, le pull qui fume, et l'équerre meurtrière d'Au poste !, le pneu tueur de Rubber et bien d'autres), il en fait ressortir l'âme, les fait parler et fait parler les autres à travers eux.
Et c'est peut-être par ce prisme que la posture d'Incroyable mais vrai est la plus compréhensible et noble: le voyage temporel, si l'on peut l’appeler ainsi, n'intéresse finalement que peu Quentin Dupieux, dans la mesure où, comme Alain, il l'intègre au raisonnement du film comme est intégrée le principe de gravité dans notre monde. Sa fibre fantastique ne sert donc qu'à captiver le spectateur au départ, mais autrement la science-fiction est avant-tout un reflet des personnages et de l'Homme. L'absurde hyperbolique s'intègre aussi au spectateur pour en faire le reflet. D'abord un reflet que l'on pourrait qualifier de social. Car sans tomber dans le pathos insupportable qui gangrène le cinéma français, Dupieux réalise certainement son film le plus politique de ce point de vue là. Le décor pavillonnaire affiché, pastiche et pure abstraction visuelle, devient la coquille des personnages qui l'occupent, comme une façade qui englobe leurs mines. En ce sens, Dupieux peut bien paraître naturaliste, comme observant ces fourmis à l'intérieur d'une pomme pourrie, où tout n'est que superficialité, où l'apparence prime sur l'essence, où elle la supplante tout simplement.
Simplement, ce serait réduire le point de vue de Dupieux en celui d'un cynique, ce qu'il n'est pas absolument pas. Ses œuvres s'enchaînent rapidement, mais il ne faudrait pas oublier sa précédente, Mandibules: la bêtise y était sondée, certes, cependant avec une sympathie, qui fabriquait cet aspect solaire propre au film. Ici, Dupieux ne change pas vraiment de geste. Certes, Benoît Magimel fabrique un rôle de patron qui pourrait paraître outrancier, mais c'est bien étrangement dans ses réflexions les plus absurdes que l'on retrouve une douce humanité. De même, Marie, interprétée par Léa Drucker, a beau bafouer son mari, il en reste un caractère tragique dans l'avant-dernière scène, teintée d'une certaine gravité, pourtant toujours absurde lorsqu'elle cite Un chien andalou, et ainsi preuve du talent multiple du metteur en scène. Enfin, Alain, et ce n'est sans doute pas une coïncidence, est le seul qui conserve le prénom de son acteur: personnage tiraillé, homme perdu et manipulé, doté d'une virilité déclinante comme le montre le symbole de la canne à pêche, c'est le seul qui finalement, conscient de sa nature vieillissante, abandonne tout souci de l'apparence et conserve une bonhomie. Celle-ci prend la forme d'une communion finale avec la nature, loin du pavillon, comme cette brousse qui pousse sur la carcasse d'une vieille voiture. Ainsi, Alain, Marie, et Gérard, tous gardent une douceur qui les éloignent d'une bêtise monotone, et en font les différentes facettes de l'humanité, au-delà des classes sociales, que contemple Dupieux avec une apparente légèreté: ce trou béant, qui conduit du passé au futur, c'est tout autant un autre symbole freudien que celui de l'abîme des peurs humaines.
Ainsi, sous couvert de légèreté et d'une certaine grivoiserie, Incroyable mais vrai apparaît comme étant le film le plus passionnant de son réalisateur: c'est que, là où on pouvait reprocher un début de prétention à un film comme Réalité, la modestie prend ici la forme du microcosmique, de l'infiniment petit qui traduit l'infiniment grand. En une heure et quelque, en une poignée de séquences, Dupieux touche au chef-d’œuvre sans peut-être jamais s'en douter: le dernier quart du film en témoigne. Là où tout réalisateur présomptueux aurait transformé cette partie en le cœur du film, portrait d'une plongée dans la folie humaine, le cinéaste la contracte en une sorte de spectacle de marionnettes burlesque, muet, et complémenté par la musique, encore rétrospective et véritable objet en décalage du film, Jon Santo joue Bach. Le langage, qui par définition dilate l'intrigue et en constitue les détours, fixé dans toute sa belle vacuité par Dupieux, cède alors à la pureté de la mise en scène, réduite à deux penchants: à la fois purement comique et à l'aura purement mélancolique. Ainsi se fixe sur l'écran, et pour la première fois en cette intensité, toute la complexité de l’œuvre de Dupieux: fermée sur elle-même et ouverte sur le monde, volontairement verbeuse et visuelle, elle concentre l'excellence de la comédie, française ou non, en ce qu'elle peut et a à faire au cinéma, en toute simplicité, incroyable, mais vraie.