Une combattante
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le 17 mai 2016
En 2004, Nassima Guessoum voit au cinéma Le Louxor le film La bataille d'Alger. Ce visionnage constitue pour elle l'une des premières représentations des combattantes féminines dans le cheminement de la révolution algérienne. Plus tard, devenue réalisatrice, elle cherchera à aller plus loin en rencontrant une des femmes qui a participé à cette révolution, pour lui donner la parole d'abord, mais aussi pour mettre en exergue ces femmes qui, loin des figures combattantes glorifiées par le pouvoir algérien actuel ont œuvré dans l'ombre pour faire avancer leur mouvement anti-colonialiste. 10 949 femmes, c'est le nombre des moudjihadate reconnues comme telles par l'exécutif algérien actuel. Parmi toutes ces femmes, seulement un pour cent étaient rattachées à des commandos, responsables des actions coup de poing, marquantes pour les yeux et l'esprit. Les femmes restantes, celles qui sont encore vivantes bénéficient aujourd'hui d'une pension pécuniaire à vie, pension censée leur permettre de vivre à peu près décemment. Retournées à l'anonymat, leur quotidien n'a rien de différent avec les millions d'Algériens. Seul diffère leur histoire particulière, parfois jalonnée de souffrances physiques, de violences psychiques et de désillusions amères.
Les hasards étant toujours intrigants, il aura fallu qu'en effectuant ses recherches Nassima Guessoum tombe sur une autre Nassima, Hablal de son nom de famille. Prénommée Nassima, car, comme le lui avait raconté sa mère, elle avait vu en songe un ange qui lui avait dit que sa fille à naître s'appellerait Nassima. Si Guessoum la choisit elle pour son documentaire (afin d'éviter de me mélanger les pinceaux entre les deux Nassima, j'emploierai désormais les noms de famille), c'est parce qu'elle souhaitait que son film se focalise autour d'une femme qui était engagée bien avant la guerre de l'indépendance algérienne dans la décolonisation de son pays. Hablal ne possède pas de téléphone. Un beau jour, Guessoum, qui connut son existence grâce à une amie journaliste débarqua chez elle, et fut accueillie chaleureusement. A partir de cet instant s'ensuivirent cinq ans de tournage et d'entretiens, pendant lesquels Guessoum laissa Hablal parlait de ses souvenirs personnels, sans orienter ceux-ci vers la grande Histoire: de toute façon, d'une manière ou d'une autre, ils y débouchaient naturellement.
10 949 femmes n'est pas un film de qualité pour la façon dont il a été tourné. La caméra tremble, et la pellicule est d'une qualité assez médiocre : même en plein jour, et ce peu importe le moment auquel le tournage a eu lieu, le tout est constellé de bruit. Bien au-delà d'un simple grain sur la pellicule, on dirait simplement que le film a été produit à l'aide d'une webcam. C'est assez rebutant au départ (parce qu'en 2016, on est habitué à autre chose), mais, pour peu qu'on rentre dans l'histoire de cette femme incroyable, on oublie assez vite ce problème. Guessaoum part de l'anecdotique, en laissant Hablal s'exprimer sur son mari mort, sur son fils, sur son quotidien pour introduire son personnage. Car Hablal est un véritable personnage en soi, drôle, parfois cliché, et d'une naïveté qui au fur et à mesure se transformera aux yeux du spectateur en une ingénuité qui se joue de la caméra. Hablal a beau être une vieille dame, elle n'en est pas moins sénile: quand elle a quelque chose à dire, même si ses mots peuvent froisser la bienpensance de son entourage, elle y va. Combattante de l'ombre dès ses débuts, elle n'hésite pas à admettre que le régime sorti vainqueur de la guerre pour l'indépendance algérienne n'était pas celui qu'elle voulait : non pas qu'elle en soit extrêmement déçue, mais, sans être rancunière, Hablal a conscience que cette victoire était en demi-teinte pour son propre camp. A tel point que, même après celle-ci, la vie de son mari ne tenait qu'à un fil, au vu des menaces à peine sous-entendues qu'il recevait encore.
Longtemps brimée, 10 949 femmes a permis à Hablal de libérer sa parole sur ce qu'elle pense de la politique, de la religion, de Dieu, profitant qu'on la lui donne. Même si Guessaoum a réalisé ce documentaire dans une perspective féministe, il n'y a aucune revendication qui est spécifiquement ou littéralement féministe : Hablal ne s'est pas battue pour le droit des femmes, mais bel et bien pour la libération de son pays. C'était finalement son seul souhait, ainsi que celui de vivre longtemps en compagnie de son fils, Youssef. Cependant, le documentaire prendra un tournant impérieusement ordonné par la réalité, puisque les aléas de la vie toucheront droit au cœur Hablal qui verra toutes ses certitudes tomber pour sombrer dans la mélancolie. Ainsi, à partir de là, elle s'ouvrira à Guessoum dans une lettre poignante, lue en voix off par la réalisatrice où l'on comprend que Hablal a subi des tortures commises par l’État français lors de son séjour à la villa Sésini, désormais laissé à l'abandon par un pouvoir algérien qui ne sait quoi en faire. Neuf mois furent nécessaires pour obtenir l'autorisation de tourner là-bas, dans ces couloirs vides où l'on a à peine besoin des mots pour comprendre ce qui s'y est passé pour des centaines d'algériens et d'algériennes.
10 949 femmes ne sera pas retenu tant pour la qualité esthétique de son image que pour son devoir de mémoire, qui porte aux nues l'expérience individuelle en l'insérant dans l'Histoire, sans en faire une statistique supplémentaire. On retiendra également les pudeurs mutuelles, celle de Nassima Guessaoum envers son sujet, et celle de Nassima Hablal envers sa mémoire.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2016, des films, encore et encore (annotée, commentée, etc etc), Carte UGC : étude de rentabilité et Les meilleurs films de 2016, selon Ether
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le 1 mai 2016
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