Il y a quelque chose de rassurant dans le constat qui est fait qu'en 2015, on peut toujours produire et réaliser des films au scénario original, voir que le public y adhère et que des acteurs connus sont prêts à mouilleur leur chemise sans avoir nécessairement le gros cachet qui va avec. C'est ce qui s'est passé pour Colin Farrel, arrondi et empâté par une bonne dizaine de kilos dans le bidon pour incarner à l'écran un homme fatigué de la vie, affaissé par le poids des obligations règlementaires sur la nécessité de devoir se trouver une alter ego afin de posséder le droit de vivre dans son monde. Ainsi, cet homme n'aspire qu'à une seule chose, si tant est qu'il en a véritablement envie quand il s'est d'abord constitué en grand perdant : devenir un homard. Qui ne trouve pas la paire doit être transformé, réincarné en animal pour une nouvelle chance où l'idée même de de survie devient hautement hasardeuse. Néanmoins, personne n'accepte une trajectoire parfaitement linéaire pour son destin : sans crier gare, le souffle de la vie humaine reprend ses droits, s'accommodant tant bien que mal des circonstances qui lui sont imposées.
Il semblerait que Yorgos Lanthimos refuse d'apposer un message définitif, politique, social mais peu importe à sa pellicule. A nous donc, spectateurs et spectatrices d'en tirer une interprétation analytique, basée sur la richesses d'une histoire aux métaphores nombreuses et variées. La première chose qui prime dans The Lobster est l'irrationalité profonde des individus dans leur ensemble, irrationalité qui va jusqu'au choix de l'animal par le plus grand nombre, le chien. Pourquoi un chien ? Parce que le spécisme, si ancré dans notre société n'a aucune raison de ne pas exister dans une autre, bien plus proche de la notre qu'on ne veut bien le croire : l'homme se sentira toujours plus proche du mammifère, à qui il s'assimile parfois volontiers en lui prêtant des traits anthropologiques, quand il en serait bien incapable pour des amphibiens, ou pire, des araignées. Moins on nous ressemble, plus ça nous dégoûte. Le choix, d'abord affectif reste celui d'un être humain s'imaginant qu'en étant un joli toutou il y aura toujours une âme esseulée qui voudra bien le prendre en charge, sans lui faire de mal. La première bonne idée de The Lobster est de contester ce principe absurde.
Pour le reste, le scénario respecte dans une cohérence qui doit être saluée la nature humaine, sans en faire non plus des caisses. On force l'amour, la recherche de l'autre ? Rien ne se produit, l'effet obtenu est inverse : le célibat apparaît comme étant la voie la plus sereine possible. Flirts et actes sexuels sont proscrits ? On ne vit, mange et ne pense qu'à cela, ce qui par extension pose des questions philosophiques sur l'apparition de ce que l'on qualifie "d'amour". Au-delà du langage scientifique sur l'ocytocine et de son impact sur la création du lien entre deux personnes, comment le roi des sentiments peut-il être considéré avec autant de sérieux quand il n'est la conséquence que d'un manque primaire physiologique ? Comment ce sentiment peut-il obscurcir les esprits au point que les dangers potentiels liés à son apparition et surtout son entretien soient complètement oubliés ? Sans répondre à ces questions, Yorgos Lanthimos nous propose néanmoins une interprétation absurde de l'amour, où les êtres humains concernés s'intéressent d'abord à l'autre parce qu'il possèdes les mêmes défauts que lui, physiques, parce qu'il boîte, parce qu'il est myope, ou les mêmes tares mentales.
Rien n'est véritablement logique dans The Lobster. On pourrait croire naïvement que l'obligation immédiate de se constituer en couple tient son origine dans un besoin de la société. Que les enfants venant à manquer, il faille procréer à tout prix. Fait assez notable, la discrimination qui va jusqu'à la sanction incontestable se base ici sur une caractéristique qui n'est pas intimement liée à soi, comme l'est la couleur de peau, le genre ou encore l'orientation sexuelle. C'est avant tout une discrimination collective, à la fois dans sa norme et dans sa décision. La tyrannie de la majorité, comme le dirait si bien Tocqueville. Toute norme, exacerbée, sanctifiée ou réifiée perd toute utilité, sans qu'on ne sache très bien pourquoi on l'a d'abord créé. Ce qui gravite autour devient ainsi de l'accessoire, du marketing, à la manière de ces gamins prodigués au couple, car considérés comme des aides à la personne. Ou plutôt à la paire.
En ce qui concerne la forme pure et esthétique de The Lobster, il faut avouer que l'aspect clinique du film constitue un équilibre parfait, parfaitement représentatif de l'agonie psychologique des aspirants au couple et de celle des solitaires. Il s'agit peut-être de l'un des rares films où Léa Seydoux ne fait pas tâche, d'autant plus que lumière naturelle et absence de maquillage ont été privilégiés, la révélant sous un jour moins glamour et plus authentique. Intéressant, bien réalisé, prêtant à la réflexion, The Lobster est probablement l'un des meilleurs films de l'année 2015.