Deux films pour le prix d’un : le nouveau projet de Romain Campillo, fidèle acolyte de Cantet (il est au scénario de son beau prochain film, L’Atelier, présenté à Un certain regard), sort du bois un peu indé de son précédent opus, Eastern Boys, pour embrasser une ambition plus classique. L’homosexualité reste son sujet central, mais on l’aborde ici à l’aune d’une période historique déterminante, celle de l’épidémie du SIDA et de ses ravages dans les années 90.


La première facette du projet est donc celle de la reconstitution : une époque, une communauté, un combat, à travers les actions et coups d’éclat d’Act Up, et sa lutte contre la frilosité du gouvernement à traiter de la question pourtant urgente de la prévention auprès des toxicomanes, homosexuels et prostituées. Cette communauté de l’ombre toque à coups de masse contre les portes indifférentes d’une société aveugle, et se bat aussi pour avoir accès aux nouveaux protocoles de soin que l’industrie pharmaceutique lancée dans la course garde jalousement secrète.


Campillo s’attache ainsi restituer un esprit collectif : les réunions hebdomadaires, les débats sur la nature des actions mener, (le parallèle avec Une vie violente, sur le militantisme corse, est intéressant, tant on adopte la même tonalité documentaire) les désaccords, nombreux, et les coups de gueule. Les comédiens sont remarquables, l’authenticité indéniable et l’on retrouve cette direction d’acteurs qui réussit souvent à Cantet. Pour éviter de trop plomber ces échanges, le cinéaste les agrémente de flashbacks sur les actions elles-mêmes, notamment dans la séquence d’ouverture, assez séduisante variation sur Rashomon où chaque point de vue revisite une action et tente de la justifier.


Les questions soulevées sont intéressantes, les personnages illustrant toutes les facettes terribles de l’épidémie, dépassant la question d’une communauté sexuelle. Campillo a le grand mérite de ne pas faire dans le manichéisme, affichant au grand jour les désaccords et les rivalités, privilégiant l’immersion aux échanges avec les pouvoirs publics.


C’est sur la forme que le projet pèche un peu : le film, surtout dans ses deux premiers tiers, est un peu long, et aurait pu gagner en densité, surtout lorsqu’il s’égare (mais assez rarement, il faut le reconnaitre) dans des effets de style dispensables : poussières dans l’obscurité, (même si la séquence finale peut justifier un peu ce rapport à la cendre), clip abstrait sur le virus, Seine teinte en rouge, voire arrosage de plante ne sont pas du meilleur effet. De la même façon, la tendance à systématiquement recourir au ralenti pour signifier le lyrisme est un peu maladroite.


Reste le deuxième film, qui va à la fois fonctionner comme une petite rupture et lui redonner du souffle.


La question du couple, de la sexualité libre des protagonistes avait été longuement amenée, et sans fard. L’agonie de Sean et le soutien de son compagnon Nathan conduisent le récit vers sa dimension individuelle : après les combats collectifs avec du faux sang, place à la mort en face. Le pari est risqué, mais l’alchimie se révèle efficiente. Le folklore d’une communauté, les grandes sorties en réunion se voient ici décapés face à cette terrible vérité qu’est le rapport à un corps qui souffre et s’épuise. Campillo accède ainsi à de grandes scènes de cinéma intime, comme cette masturbation sur un lit d’hôpital, tous sauf misérabiliste, ou l’euthanasie débarrassée de tout pathos par la grâce courageuse d’ellipses narratives.


Paradoxalement, c’est là que se tient la grandeur du film : alors qu’il semble orchestré pour faire pleurer les foules, le récit, sur sa fin, évite tous les pièges de la solennité et d’un finale classique.


C’est le retour à la vie à travers un insolent regard caméra de Nathan qui semble reprendre celui du Monika de Bergman, et des gerbes de cendres dans un enterrement politique qui conteste avec vivacité la complaisance tragique. Il ne fallait pas moins de deux films en un pour faire triompher l’action sur l’inertie des cadavres.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Politique, Historique, Social, Dénonciation et Les meilleurs films LGBTI+

Créée

le 25 août 2017

Critique lue 7.4K fois

159 j'aime

7 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 7.4K fois

159
7

D'autres avis sur 120 battements par minute

120 battements par minute
Behind_the_Mask
2

Entends-tu mon pote cette envie de révolte ?

A l'origine, ce modeste billet devait vous causer de Nés en Chine. Devait... Car manque de bol, après une demi-heure de route, j'apprends que l'exploitant du cinéma n'a pas eu la copie du film Disney...

le 23 sept. 2017

68 j'aime

50

120 battements par minute
Fritz_Langueur
10

Sean, Nathan, Sophie et les autres...

Qu’il est difficile d’appréhender un avis sur une œuvre dont la fiction se mêle aux souvenirs de mon propre vécu, où une situation, quelques mots ou bien encore des personnages semblent tout droit...

le 24 août 2017

56 j'aime

10

120 battements par minute
SanFelice
8

"Moi, dans la vie, je suis juste séropo"

D'habitude, j'ai un certain esprit de contrariété. Dès qu'un film fait l'unanimité, je me méfie. D'un certain côté, je préfère de très loin un art qui tranche vivement, qui prend des risques, quitte...

le 21 déc. 2017

50 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53