Dire que tout a déjà été dit sur 2001 est sûrement la chose la plus dite sur 2001. Et pour cause, le film, à travers son réalisateur, ambitionne de devenir une œuvre sur laquelle tout commentaire serait superflu. Une synesthésie artistique, où la vision de ces images hallucinées de beauté aurait l’effet d’une musique à la fois hypnotisante, euphorique et intellectuelle.
Kubrick l’a d’ailleurs maintes fois répété, 2001 a été conçu comme de la musique. Si cette phrase prend directement une signification abstraite pour celui qui l’entend, on pourra tout de même être en droit de demander ce qu’elle signifie vraiment. Après tout, ce chef d’œuvre reste un des films les plus obscurs pour ceux qui ne sauraient se laisser porter par ses intentions, et ces derniers, bien qu’ils devraient être interdit de parler cinéma pour toujours (je m’emporte), méritent probablement une explication.
2001 est donc un « film-musique ». Les différences entre les deux médias sont elles si importantes pour justifier cette appellation ? Force est de constater que oui. D’un côté, on a un moyen de communication universel (dans une certaine mesure seulement, mais tout de même), qui remonte à des temps immémoriaux, et totalement abstrait dans sa forme. De l’autre, on a cet art âgé de même pas cent ans (à la sortie du film), privilégiant les histoires concrètes, et appelant à l’identification du spectateur pour lui provoquer une émotion, plutôt que de lui parler directement. Un art se rapprochant plus de la littérature que de la musique, en somme. Mais pas pour tout le monde.
Si la littérature se transforme en poésie par le prisme de la musicalité, le cinéma a également ce pouvoir. Les adjectifs du 4ème art s’appliquent volontiers au chef d’œuvre de Kubrick. Abstrait, universel, appelant à se souvenir d’un monde immatériel où les idées l’emporteraient sur toutes formes de matérialisme. Et si le coup de force qu’a été de retranscrire cette sensation grâce au cinéma s’explique d’abord par l'inexplicable, certains éléments dans le film sont d’une brillance à la portée des mots.
Premièrement, le montage. Le cinéma, en général cette fois-ci, trouve une certaine musicalité dans celui-ci. L’instant infime où l’image change de plan est le moment où l’imagination marche à son potentiel maximal pour trouver le lien entre ce que l’on vient de voir et ce que l’on s’apprête à regarder. Le montage, c’est la figure de style littéraire, le mouvement pictural, ou l’accord musical. Inutile de rappeler comme exemple ce qui est probablement le plus beau, et plus célèbre, cut du cinéma. Laissant à l’imagination le soin de se rappeler les millions d’années séparant deux instants au travers du symbole de l’outil, le sentiment ressenti à ce moment dépasse l’entendement. On n’imagine pas des millions d’années d’évolution de l’humanité sans rien éprouver.
Deuxièmement, les nombreux mystères laissés par le scénario provoquent également cette sensation, au-delà du raisonnement. Sans compter les nombreux sous entendus symboliques semés par Stanley pour mieux s’immiscer dans notre inconscient intime, le format se rapprochant du monomythe de Campbell nous laisse face à un scénario que l’on connaît déjà par cœur, avant même le visionnage du film. Une situation initiale (les primates), le premier contact avec le monolithe et l’invention de l’outil comme début de la quête, puis l'affront de la mort qui permet l'acquisition de l'objet de la quête, et enfin le retour du héros, transformé par l'expérience. La musique est universelle et parle directement à notre inconscient. La quête ne s'appliquant pas ici à un héros, mais à l'humanité toute entière, le monomythe, raconté de façon aussi frontale, reproduit cet effet.
Il serait par contre de mauvaise foi d’affirmer que Kubrick fût le premier à détenir les clés du « film-musique ». Difficile d’oublier l’expressionisme des années 20, et ses plans à la beauté aussi irréelle qu’abstraite, ou les films d’une Russie s’amusant à découper les plans pour leur donner des significations dépassant le domaine du concevable. Non, là où réside le génie du géniteur, c’est bien en associant ces deux caractéristiques. Faire à la fois une œuvre esthétique grandiose, en plus de novatrice (c’est peu de le dire), mais également un puits de réflexion intense sans fond.
Je laisse à d’autres le loisir d’expliquer pourquoi cette seconde affirmation est vraie. Je préfère essayer de mettre des mots sur ce qui n’a pas lieu d’être décrit. Sur ce monument, ce film total, sorte de cinéma alpha, où la pensée rationnelle rencontre la beauté abstraite dans une collision aussi hallucinée qu’une porte étoilée, amenant vers la fascination d’une noirceur lisse et profonde, symbole de tout un esprit à creuser, pour en revenir aussi illuminé qu’un Surhomme, aussi apaisé qu’un nouveau-né.
Merci Stanley, de nous avoir montré qu’un autre monde existe, et qu’il est à portée des oreilles pour la musique, des yeux pour le cinéma, et des sens pour tout le reste.