Quoi de mieux pour figurer l'absurdité d'une situation que de mettre en regard une maison que l'on voit de son balcon et un véritable parcours du combattant pour la rejoindre ? Mustafa a choisi de continuer à vivre chez sa mère alors que sa famille est installée en Israël. Il communique donc par téléphone avec ses enfants lorsque ceux-ci ne lui rendent pas visite. On allume et éteint les lumières pour communiquer.
L'ordinaire, c'est déjà quelque chose : on suit Mustafa qui progresse lentement dans un étroit couloir ceint de barbelés au sein d'une foule jusqu'au point de contrôle des permis. Le travail manque côté palestinien, tout un tas de monde se tape donc ce trajet chaque jour. Mais lorsque la vie fait monter le stress d'un cran, le périple vire au cauchemar : il faut payer cher des passeurs, et voyager la peur au ventre. Peur d'être pris et peur pour son fils qui s'est fait renverser par une voiture.
Mais pourquoi Mustafa ne peut-il se rendre de l'autre côté comme la veille ? Parce que sa carte d'identité est périmée. Premier hic dans le scénario : d'une part, il y a cette coïncidence un peu grosse, qui veut que juste le jour où la carte arrive à échéance le fils se fasse renverser par une voiture ; d'autre part, vu les tracasseries administratives imposées aux Palestiniens, on peine à croire que notre héros ne surveille par la date limite de sa carte comme le lait sur le feu. Quoiqu'il en soit, bien obligé, vu l'urgence, de s'adresser à des passeurs.
On notera le souci constant du film de ne pas verser dans le manichéisme : Israël a bien prévu une procédure d'admission pour raison médicale dans le cas de Mustafa. Mais celui-ci est bien trop anxieux pour supporter l'attente qu'elle suppose. Autre exemple, la solidarité entre Palestiniens : on la voit à l'oeuvre sur le chantier lorsqu'une danse s'improvise en l'honneur d'un jeune qui vient de se marier, ou encore dès qu'un problème surgit et que l'un des passagers propose l'un de ses contacts qui pourrait aider. Mais cette solidarité a aussi ses limites : on peut imposer un prix prohibitif au pauvre gars dans la panade qui veut passer clandestinement, en venir aux mains facilement si la situation se tend ou rançonner pour l’usage d’un pan de mur facile à escalader. Complexité aussi de la figure de Mustafa, globalement bon père et bon mari, respectueux de son épouse, mais aussi capable de lâcher un "tu es à moi" dès lors que le désir sexuel s'en mêle.
Classiquement, la première demi-heure plante le décor : Mustafa souffre de douleurs lombaires (un élément scénaristique inutile si ce n'est pour signifier que notre homme en a "plein le dos" ?), il s'oppose à sa femme qui veut inscrire leur fils a un stage de foot côté israélien, d'une part en raison du coût que cela implique, d'autre part parce que Mustafa préfèrerait que son fils s'adonne à sa passion côté palestinien. C'est aussi ce patriotisme qui explique que ce bon père doublé d’un bon fils s'obstine à vivre de l'autre côté du mur. Deuxième faiblesse : cette fibre-là n'est pas assez montrée. Mustafa n'apparaît pas en militant de la cause, il semble d'avantage préoccupé par sa famille que par la lutte politique. Résultat, le spectateur a du mal à comprendre qu'il s'impose un tel sacrifice alors que sa femme dit clairement qu'il pourrait parfaitement acquérir la nationalité israélienne.
Pour le reste, le film tient la route dans sa dimension documentaire. On devine que les multiples détails montrés correspondent à une réalité : les empreintes digitales qui ne fonctionnent pas (ce qui n'empêche pas Mustafa d'entrer, toujours cette volonté non manichéenne), la discrimination subie par le fils qui l'incite à se battre à l'école (et son désir de s'intégrer, qui explique son silence), la loi de la démerde (on saisit le matériel audiovisuel de celui qui ne peut pas payer), la corruption de certains gardes israéliens (celui pressenti étant remplacé au dernier moment, ce qui montre que l'Etat israélien a conscience de cette faiblesse et la combat intelligemment).
Puis démarre le road movie. Classiquement, on attend que le taxi soit plein pour partir, ce qui ne fait pas l'affaire de notre père angoissé. Surprise, une Occidentale se pointe avec un Palestinien. Chouette, on peut la faire payer le triple. Il s'agit d'Anne, une Allemande censée faire un reportage sur la situation en Cisjordanie. Le jeu d'Anna Unterberger laisse bien deviner une tension latente chez la jeune femme. Ce personnage est intéressant : elle s'avèrera être israélienne et à ce titre permettra au groupe de franchir le check point libérateur. Surtout, Mustafa pourra ainsi prendre sa défense, montrant un visage moins intolérant que le compagnon avec lequel elle était arrivée. Après cela, on s'attendrait à ce que notre héros accepte enfin de s'installer avec sa famille mais pas du tout : il continue le petit jeu des lumières le soir, version XXL pour fêter le fils finalement sauvé. On verse un peu dans le gnangnan.
Un autre personnage a son importance : il s'agit de Rami, un jeune Palestinien qui prétend se rendre à un mariage mais a surtout envie de travailler. Mustafa lui laisse miroiter un poste sur son chantier, d'autant plus pour le motiver à persévérer après que le jeune homme a indiqué connaître un point de passage. Notre homme intègre se repentira auprès d'Anne de ce mensonge. Rami joue ici le rôle de fils de substitution : empêché de se rendre au chevet du sien, Mustafa prend le jeune sous son aile, l'entourant de son affection. Le voyage pour Rami est en effet un peu trop éprouvant : on le ressent dans la meilleure scène du film où nos clandestins patientent dans le coffre de la voiture immatriculée israélienne qui doit les mener à bon port. On perçoit les basses assourdies de la techno enclenchée par le chauffeur alors que les visages dans l'ombre se couvrent de sueur. Il y a eu un problème : le chauffeur a démasqué Anne, réalisant qu'elle comprend l'hébreu. Anne s'en sort, mais il faut à présent se débrouiller seul pour passer de l'autre côté.
Le film est sans surprise mais efficace dans le suspense qu'implique chaque contrôle. Notons l'idée astucieuse de Mustafa consistant à ouvrir le capot de la voiture pour qu'Anne prenne le volant sans qu'on voie le changement de conducteur. Et l'audace consistant à doubler tout le monde pour faire sentir qu'on est israélien. Tout cela est probablement authentique. Les colons agressifs sur le bord de la route, la présence d'une Occidentale dans le taxi, l'attente sous le cagnard contribuent aussi à distiller une belle tension.
Si la clef de voûte du scénario - l'intégrité morale de Mustafa - n'est hélas pas assez solide, ces 200 mètres séparés par un mur à la con parviennent malgré tout à convaincre. Le jeune Ameen Nayfeh n'a pas la stature des frères Dardenne ou d'Asghar Farhadi qu'il érige en modèles, mais il réussit globalement son pari : captiver le spectateur tout en lui faisant ressentir la réalité du quotidien des Palestiniens de Cisjordanie. Le superbe Ali Suliman, plein d'une belle humanité, n'y est pas pour rien. On avait pu le voir chez son quasi homonyme, le cinéaste israélien Elia Suleiman. Beau symbole que de s'impliquer des deux côtés du mur.