L'Usine 420, symbole de la politique chinoise

Après trois films qui, en Occident, n’ont connu que des sorties confidentielles, Jia Zhang-ke s’est fait connaître d’un public plus large avec The World, puis Still Life, qui obtiendra le Lion d’or à Venise en 2006. Le film imposait un « style Jia Zhang-ke », fait d’un équilibre entre ultra-réalisme documentaire et contemplation poétique.


C’est après cette grande réussite que le cinéaste réalise 24 City, film dans lequel il pousse encore plus loin cet équilibre perturbant. En effet, là où Still Life restait une œuvre de fiction inspirée de la réalité sociale, 24 City abolit complètement la frontière entre fiction et documentaire. L’usine 420 existe bel et bien et Jia filme son inexorable démantèlement. Et parmi les personnes qui sont interrogées, certaines sont vraiment d’anciens ouvriers qui racontent ce qu’ils ont vécu, et d’autres sont des acteurs qui jouent des rôles. Mais ces rôles sont eux-mêmes inspirés de faits réels.


24 City s’impose donc, d’abord, comme une œuvre hybride, qui cherche à transcender les genres classiques du cinéma. La réalité est sublimée par l’impressionnante maîtrise technique et les splendides plans contemplatifs qui émaillent le film et, d’un autre côté, l’art se met au service de la vie quotidienne la plus triviale. Jia Zhang-ke a une capacité unique à mêler les deux pour transformer la vie banale en une œuvre poétique intense.


Le spectateur pourrait être en droit de se demander pourquoi le cinéaste choisit un tel procédé. Jia ne se contente pas d’en faire une coquille vide. Son but est double.


Il s’agit d’abord de faire la description de personnages attachants et de leur rapport à l’usine en particulier et au travail en général. L’immense manufacture ne se contentait pas de donner du travail à des milliers d’employés, elle assurait aussi une certaine protection sociale. Travailler là-bas, c’était bénéficier d’avantages sur de la nourriture, par exemple. Et l’usine assurait une vie confortable à des familles entières ; des ouvriers venant des campagnes pouvaient se permettre d’envoyer de l’argent à leurs proches.


En fait, lorsque l’on recoupe les différents témoignages, on se rend compte que, conformément à l'idéologie communiste, l’usine recouvrait tous les aspects de la vie de ses employés : espaces culturels, terrains de sports, dortoirs, cantines, écoles… Les ouvriers pouvaient passer toute leur vie dans l’ombre bienveillante de la manufacture.


Il y a un autre aspect au projet de Jia Zhang-ke. Les premières scènes du film nous montrent une foule immense qui passe les porte de l’usine. Une chorale chante un hymne à la gloire de l’État chinois. Les ouvriers sont tous assis dans une immense salle alors que, sur la scène, se tient le comité directeur. Les images ne sont pas choisies au hasard : on se croirait en plein congrès du Parti Communiste Chinois. Et Jia va filer sa métaphore durant tout le film : l’usine 420 est à l’image de la Chine elle-même.


Le réalisateur reprend alors le thème qui traverse toute son œuvre, de The World à A Touch of Sin : la description de la Chine contemporaine. Une Chine en pleine transformation, faisant table rase de son passé sans un regard en arrière et sans s’inquiéter un seul instant du sort de ceux qu’elle laisse sur le bord de la route. Le cadavre de l’usine en ruines offre une image saisissante du pays ; les bâtiments s’effondrent alors que résonne l’Internationale : le symbole est fort.


La stabilité sociale représentée par l’usine fait place à la précarité liée à l’ultra-libéralisme. Une nouvelle génération est au pouvoir, plus ambitieuse. La Chine est un immense chantier à ciel ouvert où, comme dans l’usine 420, on récupère tout ce que l’on peut recycler du passé avant de le raser. Et la fumée issue de l’effondrement des bâtiments se confond avec le nuage de pollution qui inonde la ville en permanence.


Jia Zhang-ke ne se contente pas de chercher vainement à transcender les genres, il emploie les moyens du cinéma, qu’il maîtrise à la perfection, au profit d’un portrait de la Chine contemporaine loin des images officielles données par les dirigeants. Ce mélange unique de documentaire nostalgique et émouvant et de cinéma poétique, servi par des images splendides, donne un résultat surprenant mais remarquable.

SanFelice
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le 22 juil. 2018

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