Résultat d’un travail de deux hivers passés à l’accueil de nuit Saint Jean de Dieu à Marseille, un centre d’hébergement pour des hommes en situation de détresse, le documentaire d’Emmanuel Gras (remarqué pour Bovines en 2012) et d’Aline Dalbis (Nadia en 2006) s’attache à capter l’ambiance du lieu, les rapports souvent conflictuels qui s’y développent. L’endroit n’a pas été choisi au hasard : la fondation administrée par des Frères et des bénévoles (souvent des anciens hébergés) est un lieu imposant, presque solennel, par son architecture mise en valeur par de magnifiques plans nocturnes, mais aussi par le nombre de personnes qu’elle accueille. Caractéristique supplémentaire : elle fonctionne plutôt bien avec des conditions de réception au-dessus de la moyenne. L’objectif n’est donc pas de mettre en exergue la problématique de l’hébergement en général, mais d’interroger la place et le statut de ces centaines d’hommes, jeunes et vieux, qui investissent durablement un lieu censé être un refuge temporaire transformé en une microsociété de la mise à l’écart, faute de véritables politiques de réinsertion. Désocialisés et abimés par l’existence, les hébergés doivent se soumettre à des règles (liées notamment aux capacités de l’endroit) qu’ils n’acceptent pas aisément, voire rejettent, faisant naître de nombreuses disputes où la violence affleure constamment.


La démarche des deux réalisateurs intéressés par l’humain dans un bâtiment clos rappelle d’évidence celle du chinois Wang Bing. Il y a en effet beaucoup de similitudes entre À la folie et 300 hommes, non seulement dans la qualité particulière d’hommes rejetés hors du système, mais également dans la typologie des deux établissements, monumentaux et organiques, avec une cour intérieure ressemblante. À l’inverse du poignant Au bord du monde, le film ne s’organise pas à partir d’entretiens parce qu’Emmanuel Gras et Aline Dalbis pensent qu’ils exposent toujours partiellement les motifs complexes des parcours chaotiques des hébergés en les simplifiant à l’extrême.


En définitive, même s’il interroge les rapports entre système et individu, la place des singularités au sein du collectif, le documentaire 300 hommes travaille avant tout sur l’ensemble ou la globalité d’un lieu. C’est pourquoi les réalisateurs ont-ils choisi des plans plutôt larges qui permettent de repositionner les corps dans l’espace. Un choix qui permet aussi de tenir une certaine distance avec des visages et des corps qui portent les nombreux stigmates d’une vie cabossée que des plans très serrés auraient probablement trop soulignés.


Enfin, en montrant Frère Didier en prière dans la chapelle qui jouxte les locaux de la Fondation, lieu paisible et serein qui contraste avec le reste, le film en filigrane réfléchit sur l’aporie qu’il doit tenter de résoudre dans l’amour de son prochain et la réalité rude et triviale à laquelle il est confronté, omniprésent, l’œil toujours vigilant, à la fois profondément humain et intransigeant dans le respect des règles sans lesquelles son sacerdoce ne pourrait être pérenne.


Hier dans la région reculée du Yunnan, aujourd’hui en plein Marseille, les internés et les hébergés ont en commun un sentiment de vide et de perte de soi-même, sans projet et sans avenir à quoi croire ou se raccrocher. Dans cette époque idéale à multiplier les situations vécues par les hôtes de Saint Jean de Dieu, le film d’Emmanuel Gras et d’Aline Dalbis est nécessaire et essentiel.

PatrickBraganti
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le 27 mars 2015

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