Recueil et fausse parenthèse.
Tourné pendant la période des Comédies et proverbes, peu avant le sixième volet de cette série, L’ami de mon amie, on peut considérer ces Quatre aventures de Reinette et Mirabelle en tant que retour à un certain sens moral, proche des premiers Rohmer, aussi bien qu’un intermède doux et préparatif aux Contes des saisons.
La construction est assez nouvelle et unique dans la carrière du cinéaste. Le film est constitué de quatre grands chapitres, que l’on pourrait considérer chacun en tant que film à part entière, court-métrage indépendant, dans la mesure où ils ne se relient pas directement entre eux cela même s’ils mettent en exergue deux personnages à divers moments de leur connaissance. Et surtout, chaque épisode est présenté par un titre. Nous avons donc quatre sous-titres à celui principal qui décline déjà par le chiffre qu’il contient un nombre prévu de récits.
C’est une construction que l’on retrouvera un peu plus tard dans L’arbre, le maire et la médiathèque bien qu’aucune sous-appellation ne vienne cette fois préciser l’indépendance de chaque séquence mais surtout parce qu’une intrigue centrale nouent chacun entre eux. Puis un peu plus tard encore dans Les rendez-vous de Paris, sensiblement différents dans le mesure où les trois courts à l’intérieur du film n’auront cette fois absolument rien en commun entre eux, pas même leurs personnages respectifs. D’un côté le film à sketches à venir, ici le film à épisodes.
On peut penser que ce film-là, un peu seul au milieu de cette filmographie faites de grands chapitres, propose un retour aux premières amours, souvent matérialisées par la forme courte. Le court en tant que tel n’a plus cette vocation hospitalière de l’époque (où la petite communauté des Cahiers du Cinéma s’invitait respectivement les uns chez les autres) mais il continue de jouer sur un terrain extrêmement ludique (Reinette demande son chemin ici à Bannier et Brisseau, par exemple) tout en ne reculant point sur la gravité et la cruauté qui ont toujours fasciné Rohmer. Le court permet même de resserrer les contradictions, c’est-à-dire de déplacer les convictions en incertitudes afin de bouleverser d’un rien le dialogue relationnel.
Le cadre est d’apparence plus étroit (quatre films en un, pourrait-on dire) mais il n’est pas mineur. C’est comme de voir un romancier renouer provisoirement avec la nouvelle. Il faut redéfinir un périmètre temporel. Une nouvelle spatialisation. C’est d’autant plus étrange et fort de considérer la démarche dans la foulée de celle du Rayon vert, complètement antagoniste. L’errance de Delphine, dans ce dernier, semblait guider la durée du film. On savait qu’il se finirait sur une révélation mais la durée était intuitive, le film aura pu durer le double que ça n’aurait pas changé sa finalité. Les épisodes de Reinette et Mirabelle vont à l’opposé puisqu’ils créent une symétrie entre eux, une réversibilité, jouant à la fois sur les faits et la théorie.
Proche du feuilleton, Quatre Aventures de Reinette et Mirabelle obéit à l’usage d’un temps renouvelé, créé par la découpe en épisodes de quatre moments privilégiés, vécus par deux amies, l’une rurale (Reinette), l’autre citadine (Mirabelle).
À l’image de chacun de ces films courts, les deux jeunes filles passent leur temps à en gagner un peu plus sitôt après un événement manqué. Dans L’Heure bleue, Reinette et Mirabelle ratent une première fois la minute de silence naturel juste avant l’aurore – le bruit d’un moteur, hors-champ. Mais ce rendez-vous manqué leur permettra de rester plus longtemps ensemble jusqu’à la prochaine heure bleue, réussie celle-là, et par conséquent de faire davantage connaissance, et pour Mirabelle, d’apprécier réellement les richesses de la campagne, et pour Reinette d’être prochainement accueillie par sa nouvelle amie dans son appartement parisien.
De même, avant que ne se clôture (juste après la grande discussion en désaccord des deux amies) l’épisode du Mendiant, la Kleptomane et l’Arnaqueuse, le troisième épisode, Reinette rate son train, ce qui l’oblige à errer dans la gare à la recherche d’un peu de monnaie (puisqu’elle venait de donner la sienne à une mendiante quelques temps plus tôt) pour téléphoner. Faute de train à l’heure, elle prend conscience, en recroisant l’arnaqueuse qui alpague chaque usager avec les mêmes lamentations, que les apparences sont trompeuses et qu’il ne faut pas juger trop vite une situation lorsqu’à tout moment on peut s’y retrouver compromis.
Lors de l’épisode du garçon de café (après celui de L’heure bleue) les personnalités des deux femmes s’opposent nettement, au sens moral du terme. Reinette y est donc vite malmenée par un barman infect qui la soupçonne rapidement d’occuper une table pour un simple café puis de vouloir le voler. Elle pourrait alors ne pas consommer et partir (mais ce serait lui donner raison). Elle pourrait aussi consommer et s’en aller sans payer (ce qui lui donnerait là aussi raison) – ce que lui suggère Mirabelle, qui un moment la rejoint. Mais Reinette est moins dérangée par l’ignominie de la situation (personnellement, un serveur comme ça j’y vais au bourre-pif) qu’obsédée par la finalité de vouloir faire entendre sa raison. Obsession du dernier mot qu’elle obtiendra (elle ira rembourser le café le lendemain) pas tout à fait comme elle l’espérait (le garçon en question sera absent).
L’obtention de supériorité de l’une est étrangère aux réflexions spontanées de l’autre. C’est la quête de vérité contre l’indifférence, l’intégrité contre l’inconséquence. Mirabelle est dans les mots, la réflexion, Reinette dans la démonstration, la punition. « T’es une petite justicière toi en fait » lâchera Mirabelle, moqueuse. L’épisode suivant avec l’arnaqueuse prolonge cet antagonisme, en inversant subtilement l’intégrité morale. Et l’initiation se fait forcément au contact de Reinette, une héroïne rohmérienne agaçante comme souvent, odieuse même dans le troisième épisode des aventures, avec ce paternalisme ingrat. Quel bonheur (paradoxal, puisque c’est aussi très embarrassant) de la voir se prendre dans la tronche les sanglots de cette arnaqueuse gênée d’être démasquée, qui s’excuse bientôt d’être sans le sou.
Le dernier épisode, la Vente du tableau, expérimente ce vecteur encore plus follement. Il s’instaure d’abord un jeu autour d’un flux de parole qu’il faut transformer en silence. Le jeu se brise lorsque Reinette est invitée à présenter son tableau (qu’elle veut vendre, afin de pouvoir payer son loyer) dans une galerie, le jour même où elle avait entrepris ce pari stupide. Inutile de raconter que la réussite de l’entreprise, qui n’avait que peu de chance d’aboutir étant donné l’acerbité du galeriste et sa prétention logorrhéique (forcément) sera accomplie grâce à cette obligation de silence.