Tout n'est que désordre et laideur, pauvreté, bruit et chagrin

Le béton, la poussière, le bruit, la crasse, la ville, les rues bondées, les immeubles. Un monde gris, morne et triste, où la population s’amasse, dans l’indifférence. Un drôle d’état d’esprit s’empare de nous, mélangeant fatigue, tristesse, et désespoir. Pendant ce temps, il paraît que, quelque part, un éléphant reste regarder le monde qui l’entoure, en ne faisant rien. C’est sur cette légende que va se construire An Elephant Sitting Still.


C’est pendant trois heures cinquante, une parenthèse désespérée de deux cents trente minutes, que Hu Bo nous invite à contempler une vision crépusculaire et morose de la société chinoise moderne. Pour raconter son histoire, le réalisateur s’intéresse à quatre personnages, tous en marge de la société et du monde pour une raison. Il y a le jeune adulte à la dérive, toujours fourré dans des petites combines, incapable de se conformer au système. Il y a aussi l’adolescent qui cherche ses repères, son identité, une place qui n’est pas celle que l’on veut à tout prix lui imposer. Il y a l’adolescente, aussi en quête de repères, empêtrée dans une relation trop commode avec le directeur adjoint de son lycée. Et, enfin, il y a ce retraité, qui peine à subvenir à ses propres besoins, et dont sa propre famille cherche à se débarrasser en l’envoyant en maison de retraite.


Tous ces personnages sont en fuite, ou en quête de quelque chose. Ils ne sont vraisemblablement pas à leur place, et le monde autour d’eux ne cesse de le leur faire comprendre. Tous, à un moment donné, vont être confrontés à la violence ou, pire, à la mort, engendrant le déclic qui les mènera à tenter de rejoindre cette fameuse ville de Manzhouli où se trouve l’éléphant. La société décrite par Hu Bo est impitoyable, formatée, laide, ingrate, elle n’inspire qu’appréhension et dégoût, et la violence et la mort y sont omniprésentes, bien qu’on ne les voit pas toujours, ou qu’on ne veut simplement pas les voir. Pour donner cette impression, Hu Bo choisit de recourir au hors champ pour ne pas voir les accès de violence ou les scènes où un personnage meurt pour, d’un côté, suggérer cette omniprésence souvent invisible et, de l’autre, se focaliser sur les réactions des personnages principaux. Car An Elephant Sitting Still est, notamment, un film de personnages, de portraits visant à montrer une vision du monde.


L’écriture des personnages est très appuyée et étalée dans le film de Hu Bo, on prend le temps de les connaitre et de cerner leurs traits de caractère, pendant que la caméra reste souvent proche d’eux, et les suit dans leur quotidien, souvent au sens propre du terme. C’est une manière de les isoler, d’appuyer leur solitude et, aussi, à la fois de les mettre en opposition face à l’immensité de la ville, tout en parvenant, justement, à mettre des visages sur ceux qui font partie de cette immense foule. Dans An Elephant Sitting Still, la ville, l’urbanisation et la société, très à cheval sur la notion de classes, est l’ennemie de l’être humain, elle le broie, l’empêche de se développer correctement et de s’exprimer. C’est l’image d’une humanité qui passe à côté de son destin et qui prend le mauvais chemin.


La fin du film est très simple et évocatrice. Elle montre un petit groupe, sortant du bus en route pour Manzhouli, en pleine nuit pour faire une pause. Éclairés par les phares, certains pensent en regardant dans le vide, et d’autres font une brésilienne avec des cailloux. Puis, un barrissement d’éléphant se fait entendre, et le générique se lance. C’est dans cette nuit, coupés du monde, isolés de tout, et, notamment de la ville, que les individus ont su se retrouver. Ils ont atteint leur but.


Malgré son désespoir ambiant, ce gris omniprésent, cette détresse, les presque quatre heures d’An Elephant Sitting Still sont tout sauf un supplice. C’est même un moment de grâce, celui auquel très peu, pour ne pas dire personne, ne s’attendait réellement, avec ce jeune réalisateur venu de nulle part. Pour son premier film, Hu Bo surprend par sa maturité et par la puissance évocatrice de sa mise en scène, qui ne fait que regretter la terrible résolution que nous devons prendre de ne plus pouvoir découvrir d’autres films du cinéaste, le malheureux s’étant ôté la vie quelques temps après avoir achevé son film. Une étoile filante nous léguant une oeuvre dense, lourde, mais avant tout belle et marquante.

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le 31 janv. 2019

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