Au bord du monde adopte une hauteur de regard et une distance au sujet toutes deux parfaites pour exposer des échanges avec une poignée de sans-abris parisiens. Claus Drexel et son équipe ont passé beaucoup de temps (plus d'un an) dans cet environnement, et cela se ressent tout de suite. Un travail de fond, une connaissance des lieux et des personnes, une thématique maîtrisée, et une certaine ambition artistique qui parachève le tout : tous les ingrédients sont réunis pour proposer des témoignages emplis de justesse de la part de ceux qui n'existent presque pas aux yeux de beaucoup. Un dispositif qui désamorce (presque) tous les malaises qui peuvent émerger, à la différence de l'autre documentaire de Claus Drexel, America, sur les États-Unis à la veille des élections de 2016.
Ce qui choque de prime abord, c'est le travail de Sylvain Leser en photographie : l'ensemble du documentaire est tourné de nuit, en semaine, loin de la foule. Paris y est indirectement magnifique, et le travail sur les lumières est sidérant, en plus d'être parfaitement naturel, comme Claus Drexel a pu le préciser en interview. Aucune configuration artificielle, aucune prise de vue trafiquée "pour faire joli" (même s'il faudrait relativiser cette assertion, car on sent bien que la mise en scène n'est pas laissée au hasard) : les dialogues sont captés là où les personnes vivent, et c'est uniquement sur la base du montage que les décors virent au fantastique. Un cadre presque surréaliste, parfois, au sein duquel des témoignages simples peuvent s'exprimer. Des plans fixes, relativement longs, captant autant les échanges que les silences intermittents, et une absence totale (en apparence tout du moins) de sensationnel, de misérabilisme, d'édulcoration. Sous les lumières parfois bariolées de la ville, les ombres qui en peuplent les bas-côtés prennent la parole dans un clair-obscur renversant, un contraste déroutant. Paris est aussi magnifique que désertique, fantomatique, et seuls les sans-abris trainent leur solitude dans l'espace de ce documentaire.
En l'espace de cent minutes, on parcourt une dizaine de personnalités, et autant de profils différents, évidemment. Les discours sont parfois très cohérents, parfois à la limite de l'intelligible, certains évoquent la peur d'abdiquer et de cesser d'exister quand d'autres se réjouissent des petits plaisirs ponctuels (un flic qui amène un plateau de victuailles et du parfum) ou nichés dans leurs souvenirs. Aucun didactisme, aucune morale : on ne voit que des êtres lutter contre leur invisibilité et résister à l'indifférence autant qu'aux aléas climatiques. Pas de paraboles politiques, uniquement des états de fait. Une plongée dans un monde parallèle et à la frontière du visible, à l'image de cet homme qui vit dans un couloir jouxtant le périphérique. À l'intérieur : la misère. À l'extérieur, avec son visage enserré dans une ouverture du mur, frontière entre deux mondes : l'invisibilité.
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