Cette critique spoile le film Birdman.
Réalisé par le talentueux Alejandro González Inárritu, Birdman est une danse cordonnée au millimètre près. Filmé de telle manière à ce qu’il ressemble à un unique plan-séquence, Birdman est en réalité une addition de seize plans-séquences, dont la continuité est assurée par un découpage préparé avec minutie avant le tournage. Le film traite de l’art, de l’égocentrisme, de la reconnaissance de ses pairs, de la célébrité, des médias et de la dualité. Que ce soit la dualité entre le réel et la fiction, le cinéma et le théâtre ou l’amour et l’admiration. Par son écriture, ses ambitions et la manière de traiter ses thèmes, Birdman était, sur le papier, déjà un chef d’œuvre. Il ne restait plus qu’une seule chose à faire pour donner vie à ce chef d’œuvre, tourner le film avec une exécution parfaite à chaque instant, ce qu’a brillamment réussi Inárritu.
Malgré l’énorme défi technique, Inárritu ne s’est pas défilé une seule seconde et propose une mise en scène bien plus impressionnante que celle d’autres films. Que ce soit avec le cadre, les couleurs ou les effets de miroir, il raconte son histoire aussi bien visuellement que scénaristiquement. Sa caméra est omnisciente et omnipotente, elle est là où elle doit être et on a plus l’impression que ce sont les acteurs qui suivent la caméra que l’inverse. Inárritu n’hésite pas à tenter des choses folles, à passer devant des miroirs à plusieurs reprises, à faire des scènes d’action surréalistes ou même filmer dans la rue sans l’avoir bloqué au préalable. Comme c’est le cas de la scène où Riggan vêtu d’un slip traverse une fanfare pour rejoindre le théâtre. Quelques personnes étaient au courant du tournage mais la majorité des personnages de la scène sont juste des passants. Je vous conseille d’ailleurs de regarder le making-of du film qui détaille son tournage, assez fou par moment.
Birdman s’amuse à briser le quatrième mur, par son côté méta, par des regards caméra mais aussi par sa musique. Elle passe, par deux fois, de l’intradiégétique à l'extradiégétique. Ce n’est pas juste un petit effet de style pour faire cool, cet effet a une vraie signification dans la narration et les thèmes du film. Ici, c’est le thème de la facticité de l’art, et plus précisément du cinéma, qui est exposé. En effet, un film cherche à donner l’illusion de la réalité. Le plan-séquence se veut très réaliste car c’est ce qui est le plus proche cinématographiquement parlant de notre perception du monde, c'est-à-dire une perception en temps réel. Or, cette illusion du réel est détruite lors des passages où on voit le batteur jouer, ou même les passages transitoires entre le jour et la nuit, car on prend alors conscience que l’on regarde un film.
L’utilisation du plan-séquence est d’autant plus pertinente que le film prend place dans le monde du théâtre et, dans ce monde, tout se déroule de manière linéaire, sans aucun montage, comme notre perception de la réalité. En sachant que le tournage d’une scène pouvait durer jusqu’à quinze minutes, les performances que livrent les acteurs deviennent encore plus impressionnantes. Naomi Watts, Zach Galifianakis, Michael Keaton et Edward Norton sont tous fantastiques mais celle qui m’a le plus impressionné est clairement Emma Stone. C’est sans conteste la meilleure performance de sa carrière et elle prouve qu’elle est une grande actrice rien qu’avec ce monologue
Et si être irréprochable sur le plan technique ne suffisait pas, Birdman peut aussi se targuer d’être un des films les plus métas de l’histoire du cinéma. Birdman brise la frontière entre la fiction et la réalité, en brisant le quatrième mur mais pas seulement. Toute personne qui participe à la pièce de Riggan est un personnage et non une personne du monde réel. C’est-à-dire, que tous les personnages qui jouent dans la pièce de Riggan portent un nom différent des acteurs qui les jouent - par exemple, le personnage d’Edward Norton se nomme Mike - alors que, toute personne qui ne participe pas à la pièce, mais qui est tout de même un personnage du film, est une personne du monde réel. Par exemple, sont cités Robert Downey Jr., Jeremy Renner et Michael Fassbender. Le dénominateur commun entre toutes les personnes du monde réel cités dans Birdman étant qu’ils apparaissent tous dans des films de super-héros (Avengers, X-Men), et Riggan lui-même a participé à une fausse franchise de super-héros, Birdman.
Il y a tout un parallèle qui est dressé entre les personnages, les acteurs qui les jouent et la carrière des acteurs, ainsi qu’un parallèle entre le véritable art et les films de super-héros. En connaissant la carrière de Michael Keaton on comprend que ce film est, entre autre, une métaphore de sa carrière. Il a débuté en tant que Batman pour finalement jouer ensuite dans des drames plus confidentiels car il ne voulait pas être affilié à une franchise. Le film est d’ailleurs tellement méta qu’il fait une référence à Georges Clooney. Qui, dans le film, pouvait à un moment éclipser Riggan - car ils étaient dans le même avion qui risquait de se crasher - et qui, dans la réalité, a repris le rôle de Batman et éclipsé Micheal Keaton de la lumière des projecteurs.
Mais Micheal Keaton n’est pas le seul acteur du film ayant joué dans un film de super-héros, Edward Norton et Emma Stone ont respectivement joués dans une adaptation de Hulk et de Spider-Man. On peut aussi voir un parallèle entre le personnage joué par Naomi Watts et son rôle dans Mulholland Drive et cette scène peut facilement rappeler Fight Club. Birdman est donc un film où des acteurs jouent des acteurs qui jouent en réalité eux-mêmes. Par exemple, cela veut dire que Edward Norton joue le rôle de Mike mais le personnage de Mike est en réalité Edward Norton, ou du moins une caricature d’Edward Norton.
Toutes les mises en abyme sont en fait là pour livrer un message sur le cinéma dans le monde d'aujourd’hui, c'est-à-dire qu'il est à la fois un art et une industrie. Il y a plusieurs critiques qui sont faites dans Birdman mais rien n’est jamais tout noir ou tout blanc. Il y a une critique des films de super-héros plutôt évidente mais aussi une critique de l’art véritable. La création d’une œuvre d’art n’étant finalement selon le film qu’une manière pour un auteur de flatter son ego ou obtenir la reconnaissance de ses pairs. Il y a aussi une critique de la consommation qui est faite des médias et de l’art, une critique des critiques d’art ainsi qu’une critique du simulacre qu’est l’art, dans la scène où Mike interpelle directement le public de la pièce – et où il brise d’ailleurs le quatrième mur interne du film – pour leurs signaler que tout est factice, et donc que le film Birdman lui-même est factice.
Quant à la fin, voici mon interprétation. Ce qu’il faut d’abord noter, c’est que le plan-séquence est utilisé pour nous donner l’impression du réel. Inárritu a dit lui-même que l’idée de réaliser Birdman en plan-séquence lui est venu parce qu'on traverse la vie en continue, sans coupe. Donc le fait de cuter à une autre scène signifierait la fin de la vie, donc la mort. Le cut n’intervient pas juste parce que Riggan est dans le coma, puisque le film a déjà montré qu’un passage rapide du temps est possible tout en continuant l’illusion du plan-séquence (cf. les transitions jour nuit). Vous remarquez d’ailleurs que lors de la scène du suicide, Riggan se tire clairement dans la tempe alors qu’à l’hôpital il a juste tiré dans son nez, ce qui corrobore l’hypothèse que Riggan meurt sur scène.
Tout le passage de l’hôpital peut être donc vu comme une hallucination de Riggan alors qu’il agonise. Il voit tout ce qu’il espère obtenir, que sa pièce fonctionne à merveille (bonne critique, admiration, reconnaissance, l’amour de sa fille, etc.). Son suicide est alors le symbole de sa liberté, il n’est plus seulement célèbre pour son rôle de super-héros, puisque Riggan laisse littéralement derrière lui le personnage de Birdman, et le platre que porte Riggan peut être vu comme une métaphore du masque de Birdman. Je pense toutefois que la scène est le produit de l’imagination de Riggan car malgré les diverses séquences surréalistes du film, le monde n’est jamais affecté par les délires de Riggan, personne n’en est jamais conscient. Or, le personnage de Sam regarde par la fenêtre et voit son père voler (symbole de la liberté), du moins c'est la manière dont j’interprète son regard, grâce à la superposition du premier et du dernier plan du film, bref, cela voudrait dire que cette hallucination de Riggan interfère sur quelqu’un d’autre que lui, ce qui est contraire à la logique du film établi précédemment. Pour moi, Riggan meurt sur scène mais il meurt heureux, ayant accompli son rêve. Cependant, cela ne reste que mon interprétation.
Alors as-tu trouvé ce que tu voulais dans cette vie, malgré tout ?
Oui.
Et que voulais-tu ?
Pouvoir me dire bien-aimé, me sentir bien-aimé sur la terre.
Raymond Carver, Fragment tardif
Si vous aimez les films qui traitent du cinéma et du théâtre sous la forme de mises en abyme comme Birdman, n’hésitez pas à voir Mulholland Drive et Synecdoche, New York.