Cette critique ne spoile pas le film Utoya, 22 Juillet. Néanmoins, elle relève un bon nombre d’éléments, notamment techniques, en ce qui concerne le film, et n'est par conséquent pas conseillée pour celles et ceux voulant découvrir cette œuvre par eux-mêmes.
La terreur, la confusion, le désarroi, la panique, la peur, en un mot, le chaos : voilà à quoi ressemble Utoya, 22 Juillet. Le nouveau film d'Erik Poppe ne cherche pas à nous donner une vue d'ensemble de ce que furent les attentas du 22 juillet 2011. Au contraire, nous sommes ici limités à une seule et unique perspective, celle des victimes du massacre d'Utøya. Ce n'est donc pas sans appréhension que l'on rentre dans la salle de cinéma, car l'objectif du réalisateur avec ce film est de nous faire vivre Utøya comme si nous y étions, et c'est chose réussie selon moi. Autant dire que des mots comme éprouvant ou anxiogène sont des euphémismes pour décrire ce qu'on peut ressentir devant Utoya, 22 Juillet. Traumatique serait un terme plus approprié, et encore on est toujours loin de la véritable épreuve qu'est ce film. Je pense, très sincèrement, qu'Utoya, 22 Juillet donne l'exacte définition de ce que peut être l'expérience de la terreur dans une salle de cinéma, bien plus que n'importe quelle autre production, tant il est percutant.
Être percutant, brutal, c'est ce à quoi aspire Erik Poppe avec son film. Il cherche à nous plonger dans ce qu'a été la tuerie d'Utøya ; et par conséquent Utoya, 22 Juillet est une quête constante de réalisme et d'authenticité : les acteurs sont tous amateurs pour avoir le rendu le plus naturel possible à l'écran, la musique est totalement absente – seuls les coups de feu répétés, les mouvements de foule et les cris se font entendre – et le film est tourné en un seul plan-séquence, un vrai plan-séquence. Cette absence de coupe au montage a deux effets. Tout d'abord, elle nous plonge totalement dans le film, ne nous laisse aucune porte de sortie, aucun moment pour respirer. Sommairement, elle nous absorbe complètement dans l'action cauchemardesque d'Utøya, qui ne nous lâche jamais. Le second effet du plan-séquence est, lui, en rapport avec le temps. Car, au-delà de nous immerger dans son action, le plan-séquence virtuose d'Utoya, 22 Juillet cherche surtout à nous plonger dans la perspective des victimes et notamment à nous faire vivre leur expérience du temps telle qu'elle fut sur l'île ce jour-là. C'est-à-dire, de nous faire comprendre à quel point ces soixante-douze minutes ont pu être insupportables à vivre pour eux, et à quel point soixante-douze minutes, dans une telle situation, peuvent sembler absolument interminables.
Cette quête de réalisme va si loin qu'Utoya, 22 Juillet apparaît plus comme un docu-fiction, ou plutôt une reconstitution documentée des événements d'Utøya, qu'un film à proprement parler. Il me paraît important de mentionner cela car certaines réactions des personnages, notamment du personnage principal – interprété par une brillante Andrea Berntzen –, peuvent par moment paraître absurdes. Et cela peut donc créer chez le spectateur la même impression que devant un mauvais film d'horreur – d’ailleurs, Erik Poppe s'inspire beaucoup du cinéma d'horreur dans sa mise en scène – sauf que, dans le cas d'Utoya, 22 Juillet, c'est différent. De telles réactions, voir des pires, ont eu lieu dans de tels événements ; néanmoins, l'absurdité de ses réactions, elle, ne passe pas forcément toujours bien à l'écran. Il y a en effet toute une dimension d'écriture qui rentre en ligne de compte pour un film mais c'est différent pour celui-ci. Encore une fois, c'est parce qu'Utoya, 22 Juillet ne cherche pas à être cinématographique, il cherche à être réaliste.
Dans cette même dynamique, il y a une envie, de la part d'Erik Poppe, de faire de la caméra un acteur du film, ou du moins de faire du caméraman un acteur du film. Cela se voit notamment dans les scènes où les personnages fuient et où le caméraman semble trébucher à plusieurs reprises. On pourrait prendre cela pour un grossier défaut technique mais c'est sans compter sur ces nombreux plans où la caméra ne cesse de se mouvoir dans tous les sens, comme si elle était elle-même prise de panique, allant même jusqu'à donner une impression de vue subjective par bien des instants. On est dès lors plongé dans une perspective humaine du massacre, ce qui rend le visionnage du film d'autant plus insupportable. Et cela est de même pour certains plans, qui dans un autre film auraient été scandaleux, mais qui ici, retranscrivent à la perfection l'état de terreur qui a régné pendant soixante-douze minutes à Utøya. Il y a bien quelques moments d’accalmie, un très beau d'ailleurs, où on en oublierait presque dans quel contexte se trouvent actuellement les personnages. Ce qui rend le retour à la réalité d'autant plus terrible, d'autant plus brutal.
Il y a cependant un élément qui fait tache dans ce film selon moi, le son. Je ne sais pas s'il s'agit d'une très mauvaise post-production ou d'une envie d'Erik Poppe d'utiliser une prise de son directe – pour se rapprocher encore un peu plus du docu-fiction – mais il y a vraiment certains passages où le son est tout simplement trop fort. On a l'impression que les personnages parlent comme si de rien n'était alors que le tueur est peut-être à quelques mètres d'eux. J'ai tout de même plus d'inclinaison envers la seconde hypothèse que j'ai formulée car je n'ose croire qu'un tel amateurisme serait possible dans un film où, ailleurs, la maîtrise technique règne. Et aussi car, dans les scènes se déroulant près de l'eau, le son m'apparaît vraiment comme étant en prise directe. Autrement, le reste du design sonore est assez impressionnant. Notamment les coups de feu, dont le bruit est absolument terrifiant et qui est peut-être ce qui reste le plus en tête après le générique.
Certains se questionneront quant à la moralité du film et trouverons que les événements sont encore trop récents pour qu'une telle œuvre voit le jour. À ce sujet, il est important de noter que le film fut produit en accord et avec les victimes, ainsi que certaines familles des victimes. Ce sont même eux qui ont vu Utoya, 22 Juillet en premier, avant la projection à la Berlinale, et ils ont eu un droit de regard concernant le film durant toute sa période de post-production. Utoya, 22 Juillet est donc un film fait avant tout avec et pour les victimes du massacre, dans la dignité et le respect. Dans cette perspective, le terroriste n'est ni nommé ni montré. Ce n'est qu'une silhouette personnifiée par des tires meurtriers, et je trouve cela parfaitement en accord avec la philosophie du film.
Si Erik Poppe a voulu réaliser Utoya, 22 Juillet seulement sept ans après les événements, c'est en partie pour montrer ce à quoi peut amener l’extrême droite et le néo-nazisme, encore en recrudescences aujourd'hui, dans les cas les plus extrêmes ; mais surtout pour livrer un film mémoriel concernant le massacre d'Utøya. Et dès lors, la manière dont est tourné le long-métrage semble être la bonne, la plus juste, comme le dit Andrea Berntzen dans son interview à la Berlinale. Utoya, 22 Juillet devait être d'une brutalité sans concession pour nous faire comprendre, au moins un minimum, ce que les victimes ont pu endurer. Toutefois, si j'avais un reproche à faire à ce sujet, c'est que je trouve dommage que les noms des victimes ne soient pas affichés avant ou pendant le générique, ou qu'aucunes images des hommages qui leurs ont été consacrés ne soient montrées lors du générique. J'ai l'impression qu'Erik Poppe ne va pas au bout de sa démarche mémorielle en omettant de faire cela avec son film.
Certes, les mots ne permettront jamais de comprendre ou d'expliquer, ils ne sont que bien trop faibles pour cela. Ni le cinéma d'ailleurs, comme nous le fait remarquer Kaja en début de film, mais c'est ce qu'il y a de plus proche de ce que furent les soixante-douze minutes de terreur à Utøya, le 22 juillet 2011.
Utoya, 22 Juillet sortira en salle le 12 décembre 2018.