Le malheur c'est pas d'être rien, c'est de s'accrocher quand votre tour est passé

Le 44e opus de Woody Allen est focalisé sur un personnage et l'ausculte avec génie. Hors du portrait, il n'est pas nécessairement si brillant (pas remarquable formellement) – mais tout converge vers lui. Si les spectateurs ne sont pas réceptifs à la performance de Cate Blanchett et à son sujet ou sceptiques concernant l'écriture, le film pourrait être pénible, sembler pauvre et surfait. Dans le cas inverse, la séance sera jubilatoire et Jasmine attachante en dépit des sombres évaluations qu'elle peut inspirer. Pour mieux mesurer la chute et l'inconfort de Jeannette-Jasmine, le film progresse avec des temporalités parallèles ; à l'effondrement passé s'ajoute celui du présent, pendant que viennent renchérir tous les échecs connus, qui sont autant de rappels à l'ordre, d'insultes au sens grandiose de soi de Jasmine. Mais ce sens de soi n'est qu'inflation et entre-temps Jasmine n'a pas su s'armer ni se grandir de manière à éponger ses dettes.


Au fond Jasmine est une caricature de profils courants – qui ne sauraient s'exprimer et s'étaler ainsi qu'avec beaucoup de moyens. C'est une femme menée par la vanité, au langage hypertrophié, aux émotions plates et creuses malgré une attitude volontiers théâtrale sous la pression. Elle n'est pas une sentimentale pour autant, même en temps qu'égocentrique. Elle se veut éblouissante et digne d'un conte sans avoir en elle quoique ce soit de romantique – sauf dans la mesure où l'otage de son narcissisme pathologique l'est, en se donnant de la valeur à partir de ses besoins tragiques – peut-être qu'il n'y a pas d'individus romantiques mais seulement des conduites ? Au premier abord Jasmine peut impressionner jusqu'à titiller l'envie ou la jalousie, ou simplement charmer par sa combativité dépourvue de pure violence ; elle fait partie de ces gens qui ne sauraient 'se contenter' – de la vie comme elle se livre, de la médiocrité régnant spontanément ou des réconforts banals.


Elle est brillante, pas dans le 'bling-bling' crû. Son matérialisme est sublime, contraste avec celui des pourceaux et des entrepreneurs mouillant la chemise. Au bout de son triste compte il lui reste cette mentalité 'positive' et assertive ; elle sait se vendre, considérer ses talents – bien qu'elle soit une sorte de 'bonne à rien'. Cet écart grandit tout le long du film, où se précisent ses impostures, déjà révélées par sa nature affichée dès l'entrée (dès sa logorrhée dans l'avion, digne d'une touriste fraîchement tirée de la précarité ou d'une survoltée soudainement revenue à la vie). Jasmine pourrait dégoûter bien des spectateurs, mais ce n'est manifestement pas l'intention ni la perspective des auteurs – ils n'ont pas de problème pour s'en moquer, mais ça n'exclut pas l'acceptation. À force de la montrer sous un angle pathétique sans avoir la pudeur de masquer ses responsabilités, Woody Allen rend Jasmine sympathique : sa personne est sûrement pourrie mais il n'y a pas un gramme de méchanceté en elle. Elle est plutôt faite d'absences, de manques. Et ne peut pas faire autrement, car pour elle plus que pour le commun, la compromission de son écran social signerait l'anéantissement de toutes les béquilles de l'ego – et vraisemblablement la mort psychologique.


Dans son univers de mensonge les humiliations catégoriques sont en suspens – ne reste que la fuite en avant et le renforcement des masques et des manières pompeuses, quitte à devenir odieuse et bouleversée quand la réalité contredit clairement ses illusions. Le plus désarmant c'est qu'elle croit à ses postures, ses arrangements : elle pratique le mensonge 'entier', sincère à sa manière car engageant. Il doit améliorer sa vie et l'a rendue facile, jusqu'à maintenant. Sur la fin ses automatismes prennent une tournure morbide car ils ne répondent plus qu'à son envie de reconnaissance qu'ils affichent au grand jour. Jeannette s'est sans doute passées mentalement avant de les produire concrètement de nombreuses scènes de sa vie ; mais quand il n'y a plus d'attente (imaginaire quand elle n'est pas provoquée) dans le monde ou d'espace où épater sans prendre trop de risques, alors ces préparations devraient disparaître. Or elles ont fait tenir toute la mécanique sans caractère spontané ou identifié de Jeannette. Il lui reste à réciter, comme d'autres prieraient en attendant un miracle, ses exercices mondains et pseudo-professionnels – ils ont apporté tant de plaisirs et de bénéfices. Les spectateurs pourraient être indifférents envers cette égarée ou pire, détourner le regard d'une telle perdante.


Le rapport au Tramway nommé désir d'Elia Kazan est très lâche. Le postulat est très proche et les protagonistes dans chacun ré-inventent leur passé ; mais les personnages et leurs relations ont peu voire pas de rapports ; et Blue Jasmine n'a aucun lien avec une sorte de huis-clos – ce n'en est même pas un psychique, puisque nous avons à faire avec un caméléon ambitieux (qui sait paraître occupé, demandé, quand il n'a pas su l'être). Son déni et ses représentations ne sont pas partagés ; nous voyons son état et ses compulsions sans être emmêlés dans sa subjectivité. L'évocation lapidaire d'un 'millionnaire' relève de la supercherie dans Un Tramway, or il est réel et occupe une place importante dans Blue Jasmine. Pour le reste, dialogues, lieux, ambiances et procédés narratifs y compris, les deux œuvres ne partagent même pas d'anecdotes.


Ironiquement la filiation avec Tennessee Williams est plus évidente. Ce dramaturge pris en modèle pour de nombreuses adaptations, controversé mais très demandé dans les années 1950-60, a fourni plusieurs anti-héroïnes tourmentées et aliénées (souvent rattrapées par la folie) à la culture américaine. Blue Jasmine en donne une version adaptée à son époque, avec ces deux sœurs dépendantes – l'une à son image et toutes les deux aux hommes. Ginger a besoin d'eux pour satisfaire son caractère et ses besoins ; Jeannette-Jasmine s'en passerait largement, s'ils n'étaient pas le rempart contre la révélation de la nullité (réelle ou seulement redoutée) qu'elle s'acharne à dissimuler. Tout l'air qu'elle a brassé n'a pas suffit pour la rendre intrinsèquement et manifestement plus complète et réussie que la pauvre fille sans grande culture qui lui fait office de sœur (adoptée et obsédée par les relations elle aussi).


Enfin deux choix de casting font immédiatement référence à la pièce. Badwin a joué pour la scène et pour l'écran Stanley Kowalski (illustré par Marlon Brando dans la première et véritable adaptation de 1951), Cate Blanchett avait ('déjà') incarné Blanche à Broadway. Dans la version déviante de Woody Allen, ils prêtent leurs corps à deux héritiers de ces personnages fictifs, qui ne sont pas des décalques (surtout pas celui de Badwin, Hal Francis, au charme même contradictoire à proximité du zéro).


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le 11 oct. 2017

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