You will meet a tall dark withered woman.
Le Woody Allen "millésime 2013" est un curieux objet. Venant d'un cinéaste que beaucoup disaient perdu ou gâteux, dans des productions européennes façon carte postale ma foi inégales mais pour ma part plaisantes, ce "Blue Jasmine" est un formidable pied-de-nez du réalisateur et une belle manière de montrer qu'il n'a rien perdu de sa férocité.
Férocité qui justement interroge. Car le démiurge marionnettiste (Bergman, coucou) qui tire les ficelles de ces quelques pantins pathétiques et leur fait dire tous ces mots de haine, de mépris et de mensonge occupe une position ambigüe. Les méprise-t-il ? En épargne-t-il quelques uns ? A-t-il définitivement perdu foi en l'humanité, à son tour ? A chacun de se faire sa réponse devant ce portrait formidable et "cassavetessien" d'une femme brisée, perdue au bord de la folie.
Pour ma part, je dirai que le film est terrible, terrifiant même. L'humour est si sombre qu'à bien des moments je ne pouvais franchement rire, crispé que j'étais devant la chute, toujours plus inexorable, de Jasmine. L'enjeu majeur du scénario pendant un moment et de savoir si elle se relèvera, si elle surmontera ses névroses, son passé, son mépris. La réponse du cinéaste, cruelle, est implacable. Non, Jasmine est définitivement perdue, d'emblée. Son visage est comme fané et seules quelques miettes de sa grandeur subsistent entre les plissures de l'alcool et la folie qui guette. Le masque social est brisée, la marionnette n'a plus rien à jouer. Pantin grinçant et déambulant dans un San Francisco réaliste et pas vraiment idéalisé, Cate Blanchett est absolument sidérante, tétanisante même. Sa performance stratosphérique qui emprunte il est vrai beaucoup à Gena Rowlands est absolument sciante, et la construction du film rend toute l'ampleur schizophrénique d'un tel jeu. Impitoyable, la caméra traque en gros plans sur son visages toutes les fissures, tous les mensonges qu'elle s'inflige à elle-même pour rester un peu dans le rêve. Le scénario, gentiment sadique, révèle à la fin les ultimes zones d'ombres qui restaient et enfoncent le clou. Non seulement c'est une femme perdue, mais elle s'est elle-même perdue. Immense cruauté que le parcours de cette femme, emmurée dans un monde factice qui lui plaisait tant, et qui, parce que pour une fois elle avait voulu s'en extirper quelques instants, se montrer active et non plus simple jouet, tout s'est écroulé sur elle et l'a jeté dans un abîme de souffrances psychologiques. Les derniers plans sont irrévocables, amers.
Mais au delà de ces gouffres que guettent un cinéaste plus atrabilaire que jamais, il y a les récits périphériques, de la sœur adoptive et de ses losers de conjoints. Cette fois, la satire fonctionne moins bien, comme si Allen, le grand bourgeois New Yorkais, était incapable de filmer les petites gens. Entre mépris, clichés et tendresse, on sait trop où il cherche à se situer. La sœur s'habille mal, parle mal, est relativement vulgaire, ses mecs sont tous plus cons les uns que les autres. Il y a certainement un peu de maladresse là-dedans, mais seul compte ce que filme le cinéaste : un fossé. Ces gens ne peuvent s'entendre entre eux, et Jasmine, trop fière, trop folle pour se l'avouer, préfère se draper dans un rideau de mensonges avant de quitter, altière, l'appartement, plutôt que perdre face et redevenir humble. Il faut dire que Woody Allen semble avoir un problème à envisager la vie humble et normale sans en faire quelque chose de sordide. Qu'on se rappelle la condition de Mia Farrow dans la Rose pourpre du Caire. Ici on n'exerce que des professions "humiliantes" et ceux qui occupent les places un peu plus confortables (le dentiste), sont montrés comme des dépravés.
Jasmine était donc irrévocablement perdue, ogresse fissurée jetée dans la fosse aux ours. Le cinéma américain se réjouit du retour de Woody Allen au bercail, je ne sais pas si les Etats-Unis devraient en faire autant.