Cannibal Holocaust est l’un des films les plus controversés de tous les temps ; et si ce statut sulfureux lui est toujours accordé, c’est autant pour ses images peu ragoutantes que pour trois accusations majeures. Elles se concentrent sur : l’hypocrisie de sa dénonciation de la violence, le degré atteint par cette violence, le caractère injustifiable de la mise à mort réelle d’animaux (la tortue, le rat d’eau, le porc – exclusivement des animaux consistants et mignons, dont le massacre, si bref soit-il, est pénible – et, pendant ces courts instants, nourri de dégoût et de colère à l’égard du film et ses protagonistes).
D’autres au contraire y voit un chef-d’œuvre et sont subjugués, d’abord naturellement par son commentaire social, ensuite par sa double audace : représentation sans interdits et regard pessimiste sur les hommes, allant jusqu’à mettre en doute la validité du contrat social. Le rapport de force entre ces deux blocs antagonistes débouche sur une situation paradoxale : numériquement, la majorité continue à vomir le film, y compris les écumeurs de pièces underground les plus téméraires. Mais une véritable »minorité agissante » de cinéphiles ne cesse de le ramener sur le tapis et mettre en évidence son génie.
D’abord un produit typique !
Tourné en 1979, Cannibal Holocaust est la seconde incursion dans l’univers des tribus cannibales de Ruggero Deodato, déjà auteur deux ans auparavant du Dernier Monde Cannibale. Le cinéaste bis italien se rendait cette fois en Colombie pour ce qui restera sa réalisation notoire – le reste de sa carrière, hormis peut-être La Maison près du parc, n’ayant valeur que d’anecdote.
En fait, Cannibal Holocaust n’est pas un monstre sorti de nulle part. C’est plutôt un sommet du film de cannibale et surtout, sa vocation était d’une part de pousser le genre à son point limite ; d’une autre, d’être un méta-film, accessoirement une dénonciation »participative » de la violence façon Funny Games. Et c’est par là qu’il se distingue du tout-venant du film du cannibale ou du cinéma d’exploitation.
Innovation narrative et esthétique
La vraie force de Cannibal Holocaust, celle qui justifie sa place dans l’Histoire du cinéma, est formelle. Le film nous amène dans « l’enfer vert » de deux façons : dans la première partie, une équipe de secours part retrouver dans la jungle amazonienne une expédition partie il y a deux mois, sans donner de nouvelles depuis. Dans la seconde, occupant environ les deux tiers de l’heure et demi, des journalistes et responsables médias visionnent le reportage enregistré par cette fameuse équipe, qui a fini par connaître une mort violente auprès des tribus sauvages qu’elle partait découvrir. Cannibal Holocaust utilise ainsi de fausses images »trouvées » (sur laquelle se pose une BO divine, combinant douce mélopée et synthétiseurs effroyables) pour amplifier le réalisme et la banalité de l’ambiance, générant ainsi une plus grande proximité avec l’horreur.
En se présentant ainsi, Cannibal Holocaust emploie un langage cinématographique rare, résolument premier degré, aux apparences impersonnelles et spontanées ; par conséquent, particulièrement offensif. Avec son ambition de « cinéma-vérité », le film a eu des répercussions considérables sur le « found footage movie », dont il est l’un des ancêtres, sinon la matrice contemporaine. Le filmage »documentaire » artificiel a notamment engendré Le Projet Blair Witch, qui lui-même a crée un véritable genre, aujourd’hui parodié jusqu’à la saturation par les consternant Paranormal Activity.
Les polémiques connues à l’époque peuvent paraître insensées vues d’aujourd’hui : Cannibal Holocaust était suspecté de montrer des humains tués réellement (donc d’être un cas de snuff, légende urbaine qui commence à s’imposer dans les 70s) et Deodato a été porté devant les tribunaux. Il a du faire la preuve des trucages et présenter, devant la justice et à la télévision (totale ironie) ses acteurs qu’on croyait sacrifiés. Malgré tout, le film est de toutes façons censuré voir banni dans plusieurs pays européens.
Une philosophie garantie sans humanisme
Deodato défend son film comme une représentation de la délétère course au scoop des journalistes ; dans son pays, ce sensationnalisme aurait atteint son point culminant avec l’attrait des médias italiens pour la violence dans l’affaire des Brigades Rouges. Toutefois lorsqu’il met en exergue ce journalisme racoleur et immoral, Cannibal Holocaust use des mêmes ficelles et dépasse très largement son accusé – au point de se demander si celui-ci n’est pas avant tout un prétexte. Mais ce point a été largement évoqué, servant sans relâche de motif ultime d’un dénigrement contagieux, sans doute un peu aveugle (à l’image du racisme qui lui est prêté – alors que ce sont les pervers de la partie, ceux du reportage, qui le sont).
Il faut reconnaître à Cannibal Holocaust que sa réflexion s’étend plus loin. Dans la vision délivrée par le film, le monde moderne est aussi sauvage que celui des tribus primitives et refoulées ; finalement, les hommes sont tous des animaux dans une jungle (le parallèle est dressé explicitement par le montage lors du générique d’exposition). Naturellement c’est très con. Et puis c’est vrai, ça l’est suffisamment en tout cas. Tout comme la dure loi de la jungle, qui presse à sacrifier et à attaquer lorsque le contexte ne laisse que ce genre d’urgences. Mais cette loi imprègne d’autant plus les hommes qu’ils tentent de dompter la nature ; si les reporters engendrent le conflit et font entrer le mal dans l’eden tribal, c’est parce que eux-mêmes ont été préalablement corrompus par les mensonges et l’ordre factice de leur civilisation (tandis que les indigènes sont d’abord plus raisonnables et pacifiques, en tout cas envers les étrangers – tout en vivant au quotidien et exultant dans leurs rites la violence que ces étrangers ne connaissent plus).
Un passage obligé au musée de l’inouï et du scandale
S’il a toujours un pouvoir traumatisant, c’est pour ces éclats de violence laconiques et ultra-réalistes (le viol-sacrifice (punition pour adultère), le corps empalé (souvent repris en guise d’affiche) ; plutôt que pour sa posture ou ses intentions. Évidemment, la dimension psychologique n’existe pas, sinon pour les démonstrations d’humanité primaire. Cannibal Holocaust n’est jamais plaisant ou divertissant, sans quasiment une once d’humour [volontaire – il y a tout de même la première partie, assumée comme une mise en scène], mais tout de même férocement complaisant – et il rejoint A Serbian Film dans sa promesse, accomplie, d’éprouver et d’emmener le plus loin possible.
Et ainsi le film n’est jamais une escroquerie ; au contraire, il a toute sa place comme classique du grotesque macabre, à l’ultra-réalisme près. Même s’il semble surfait, il parvient à être ce qu’il veut : une odyssée folle, abjecte, fascinante. Creuse aussi, mais pas vide (et d’ailleurs, tellement surchargée). Deadato a mis tout ce qu’il voulait dans Cannibal Holocaust et en dépit de tous ses défauts (graphiques et narratifs – ou moraux), celui-ci dégage bien ce climat de pellicule transgressive allant peut-être là où il ne faut pas ou peut-être n’importe comment, mais y allant, avec quelque chose de suicidaire et enflammé dans le geste. L’ensemble n’en est pas moins besogneux et extraordinairement immonde (avec notamment le démembrement final).
Il suscite encore les passions, soulève les cœurs, enflamme les plumes et les esprits. C’est, trente-trois ans après, encore un « on le hais ou on l’adule ». L’indifférence ou la modération semblent exclus ; c’est pourtant bien là que je me situe, pour ce film aussi important qu’ennuyeux. Et si les scandalisés, comme ceux qui crient au chef-d’œuvre, prolongeaient le »sens » de Cannibal Holocaust en se/le triturant en vain, voir en galvaudant l’esprit critique ?
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