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Escroquerie putassière ou coup de génie ?

Cas difficile que ce Cannibal Holocaust, film à la fois provoc et sincère, raccoleur et subtil, vulgaire et terrifiant dans la justesse de son trait. Un film qui a longtemps aliménté les plus folles passions, circulant dans l'underground des vidéos comme un secret honteux, un plaisir d'initiés qu'à partager entre happy few à l'estomac bien accroché, traînant dans son sillage une réputation sulfureuse de snuff movie douteux. Et pourtant, un shock movie italien comme il s'en est produit des douzaines, de prime abord risible avec ses acteurs effroyablement mauvais, ses dialogues ridicules, et sa première partie tout juste digne d'alimenter une soirée pop-corn sur une K7 miteuse louée au vidéo club du coin. Et là, comme par un coup de génie, Deodato se détache du lot des besogneux, s'élève au-dessus de la masse des ringards en quête de dollars et ose, le mot n'est pas trop fort, un vrai projet de mise en scène.

L'homme s'est suffisamment vanté d'avoir "inventé" Blair Witch vingt ans avant Blair Witch, et si l'on peut mettre cette fierté sur le compte de la vanité ou de la jalousie, rendons tout de même grâce à l'homme d'avoir su livrer un film incroyablement maîtrisé, dans sa seconde partie du moins. Comme en témoignent ses collaborateurs dans le documentaire qui accompagne le film sur son DVD, Deodato, qui a fait ses classes dans le néo-réalisme du père spirituel Roberto Rossellini, est un homme de métier qui déjà, à l'époque, domine étonnamment bien son sujet, sait ce qu'il a à dire, et démontre d'une réelle intelligence dans sa perception du pouvoir des images.

Et à revoir Le Dernier monde cannibale, sa précédente incursion dans le genre, pour le coup réellement fauché, gauche et mal fichu, il n'est plus permis d'en douter : la mise en scène de Cannibal Holocaust relève bien d'une démarche consciente, presque autant des accidents heureux et de la liberté créatrice dont a bénéficié l'équipe sur le tournage. Quitte à faire un film de cannibales, autant faire le plus traumatisant, le plus violent, le plus glauque et le plus saignant qui soit. En bref, autant réaliser le film définitif sur le sujet. Sans distanciation ni second degré, avec ce mélange de naïveté et de lucidité qui fait le charme des films italiens, Deodato va jusqu'au bout dans l'insoutenable et l'horrible.

Parfois en utilisant des moyens incroyablement putassiers, parfois en véhiculant des idées fortes au coeur de scènes horribles. Tout cela, bien sûr, avec cette apparente décontraction qu'ont les réalisateurs de Z et de bis pour nous mettre le nez dedans, et bien remuer la merde. Même au filtre de la déconnade pure, Cannibal Holocaust n'est pas drôle, du moins pas risible, rarement ridicule, et la musique obsédante de Riz Ortolani, ses pulsations macabres, risquent de hanter le spectateur pendant de longs moments après le film.

Typique d'un âge d'or du cinéma bis italien, fidèle à ses devoirs de pur film d'exploitation graphique, Cannibal Holocaust remplit son contrat, celui de nous proposer le film de cannibales le plus réaliste et le plus malsain qu'on ait pu voir à ce jour. Un film fort, parfois répugnant, répulsif même dans sa manière de jouer sur deux tableaux, ou de scénariser la mort réelle d'animaux. On ne va pas revenir sur cette fausse polémique qui nourrit plus la légende que le reste (quand Coppola sacrifie une vache à la fin d'Apocalypse Now c'est de l'art, ici c'est dégueulasse, allez comprendre), ni défendre le film de ce point de vue là - la scène de la tortue est par ailleurs proprement indéfendable.

Mais ce serait faire l'impasse sur ce tour de force que réussit à créer le film, celui de nous happer dans une pseudo réalité totalement factice. Cinéma vérité, néo réalisme, appellez ça comme vous voulez : chaque plan de caméra est pensé, l'ambiguité savamment entretenue, la frontière entre fiction et documentaire totalement floue. Deodato va même jusqu'à intégrer à sa mise en scène les erreurs des ses apprentis cinéastes, les changements de diaphragmes, les passages sans son.

On a beaucoup loué les soi-disant préoccupations ethniques de Deodato, mis en exergue le message du film, celui d'une civilisation qui n'a plus de respect pour elle-même et enfante une barbarie qui dépasse en horreur celle des plus primitifs. La mise à mal du mythe de la caverne, en quelque sorte, une parabole grossière qui rappelle toutefois que le cinéma fantastique et d'horreur est souvent porteur de bien des messages, aussi simplistes et caricaturaux soient-ils.

On discerne aussi derrière cet argument, même si Deodato s'en défend et se dit très concerné par le sort des peuplades indigènes, une sorte d'écran de fumée - alibi, qui permet de montrer les pires horreurs dans un but somme toute assez commercial, en se targuant de défendre une cause. Mais, plus de vingt ans après la sortie du film, il est toujours aussi difficile de trancher. Monceau d'atrocités vomitives, expérience de voyeurisme total, ou oeuvre d'art forte et engagée, c'est un peu dans sa relation au spectateur que se définit Cannibal Holocaust.

Une telle maîtrise de son sujet, une perception aussi fine du pouvoir incroyable des images, tout ça laisse à penser que le film de Ruggero Deodato oeuvre dans la troisième catégorie, en dépit de sa volonté puérile de choquer avec des scènes d'un graveleux absolu. Doit-on conseiller le film à tout le monde ? Certainement pas. N'en demeure pas moins un OVNI dans le paysage filmique mondial, certes partie visible d'un cinéma encore plus extrême (les Itterbach, Guinea Pig et consorts), qui met en image de manière tétanisante les pires saloperies que l'humanité est capable d'engendrer.

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le 20 juin 2010

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Prodigy

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