Captain Fantastic, c'est l'histoire d'un père qui se revendique anticapitaliste et engage sa famille dans un mode de vie alternatif en autonomie dans une forêt américaine. Le scénariste se sert de la mort de la compagne du monsieur pour l'obliger à se confronter à la société, et donc à ses "contradictions". En fait, c'est surtout la pauvreté du film qu'il révèle. D'une part, les contradictions étaient déjà tout à fait visibles dans les conditions de vie isolées. Ensuite, la confrontation au monde réel est scénarisée pour dévaloriser sa critique. Je détaille un peu ces deux arguments dans les paragraphes qui suivent en prenant quelques exemples. Si vous avez un peu de culture politique ou si vous n'avez pas envie de vous faire spoiler, vous pouvez directement passer aux derniers paragraphes.


Je commence avec les contradictions internes dans le discours et les pratiques de la famille Fantastic. De manière assez marquante, les références philosophico-culturelles convoquées sont très clairement marquées à gauche : c'est notamment la préémince de Noam Chomsky (et le Chomsky Day, no comment). Du coup, on se revendique anticapitaliste ("on ne dit pas trotskien, on dit trotskiste, et je ne suis plus trotskiste, je suis maoïste !". sérieux ?), on combat le fascisme et on prone la révolution. De fait, le mode de vie se rapporte surtout à un survivalisme, qui est une vision de l'écologie plutôt marquée à droite. Aux USA, je pense que c'est rattaché aux libertariens, et même si il y a des gens qui tentent des passerelles entre libertarianisme et anarchisme, même aux USA il y a une distinction claire (une opposition, en fait). Culte du corps, culte des armes, primitivisme (culte de la nature sauvage, "wilderness"), culte de la personnalité (le père, Chomsky), sentiment de supériorité intellectuelle et morgue sans limite : autant d'indices d'un système fasciste. On cite La République : sans être un spécialiste, il me semble que cette vision philosophique a été définitivement déconstruite depuis. Et puis proner la révolution ("le soulèvement des masses ouvrières" de mémoire) en vivant seuls dans les bois, joli programme. Ici, je ne critique ni les libertariens ni les anarchistes : juste la confusion du réalisateur qui empêche de présenter l'une ou l'autre des idéologies.


Les contradictions sont encore plus criantes quand la famille est au contact de la société. Elle critique le lavage de cerveau et la maltraitance que subissent les cousins bourgeois ("child abuse"), mais on pourrait en dire autant des enfants de la famille Fantastic. Elle se moque des cousins bourgeois qui ne connaissent pas le Bill of Rights par coeur, mais eux ne savent pas utiliser un four. "Mais ils savent survivre dans la forêt : ça ce sont de vrais compétences". C'était vrai il y a quelques milliers d'années. Aujourd'hui la société a évolué, et les capacités nécessaires pour y vivre aussi (ça parait bête de rappeler des trivialités comme ça mais on en est là avec ce film...). L'éducation inculquée par Captain n'a de sens que dans une perspective d'effondrement, effondrement qui n'est jamais explicitée dans ce film : l'idée que la civilisation thermo-industrielle vit ses derniers jours se critique (personnellement, je n'y crois pas du tout), mais par honneteté intellectuelle, il faut expliciter l'ensemble du raisonnement soutenant une idéologie pour le critiquer.


La famille se veut ouverte sur tous les sujets. Mais quel aurait été sa réaction si un enfant avait été handicappé ? Quand on voit le regard qu'ils portent sur les obèses qu'ils croisent, on est en droit d'avoir peur. Ils parlent d'autonomie et de liberté laissé à l'enfant. Pourtant, quand un des fils refuse de fêter le déjà cité "jour de Chomsky" on lui demande de convaincre chacun des membres. Je ne peux pas m'empêcher d'y voir une dictature de la majorité, une forme de fascime, encore. On peut aussi se demander ce qu'il se passerait si quelqu'un venait leur demander l'asile : comment serait-il accueilli ? comment ses particularités et ses désirs seraient pris en compte ? On pourrait multiplier les exemples de contradictions et d'impasses de l'"idéologie" présentée par le film. Ca n'a pas grand intérêt parce que littéralement personne ne défend une telle idéologie. Elle est issue d'une synthèse maladroite ou frauduleuse d'idéologies politiquement opposées.


Il me semble aussi important de mettre en évidence comment le film favorise un soutien au capitalisme : après avoir organisé l'échec de la contestation, il montre le capitalisme sous son meilleur jour avec les personnages des grands-parents. Ce ne sont pas tellement leurs conditions de vie qui sont critiquables que les inégalités énormes et les conditions de vie indigne dans lequel le capitalisme laisse une partie importante de la population. Est-ce que les enfants auraient si facilement abandonné leur père si leurs grands-parents vivaient dans un bidonville ? Je passe aussi sur la symbolique du père qui se rase : c'est vraiment le niveau zéro de la politique, en mode "ah regardez ce sale hippy avec ses cheveux bizarre, enfin il se range à la civilisation !"


Au final, on se demande si un film d'une telle nullité politique est :
1) un coup monté pour dénigrer les critiques anticapitalistes et légitimer le business-as-usual
ou
2) une incompétence de la part de l'équipe du film, qui aurait lu quelques lignes dans des ouvrages de théoriques politiques s'inscrivant contre le système mais sans cohérence entre eux. Du coup, c'était hyper facile pour lui de trouver des contradictions.


C'est hyper dommage. Le film était projeté à l'édition 2019 du festival de La Vilette, intitulé cette année "utopie". Et effectivement, on est à une époque où le système produit des dommages tellement importants qu'il faut engager une réflexion de fond pour imaginer de nouvelles manières de fonctionner. Sauf que la réflexion est beaucoup plus avancée que ce que nous laisse penser le film. Et les défis beaucoup plus complexe que juste survivre (on parle d'éviter des conflits de grande échelle, d'accueillir des déplacés, de préserver un milieu favorable à l'homme). Il y a des désaccords, il y a des difficultés, mais qui sont d'un ordre infiniment plus subtiles que ce qui est présenté dans le film. La fiction peut nous aider à y répondre, mais pour cela il faut qu'elle ait intégré la base d'une réflexion politique (il y a évidemment plusieurs approches contestataires, plusieurs méritent sans doute d'être explorées).


Ce film m'a fait repenser au célèbre Into the Wild. Dans celui-ci aussi, un homme cherche un mode de vie différent, en dehors de la société capitaliste. Et il meurt à la fin (désolé pour le spoil) : donc là aussi, échec du modèle. Sauf que premièrement, le traumatisme qui le pousse à quitter la société destructrice est clairement explicité (donc justifie la recherche même d'un modèle alternatif). Deuxièmement, la recherche même d'un nouveau mode de vie est positive et plurielle. Cela s'exprime par la multiplicité des rencontres que le héros fait le long de sa route. Chaque personne qui l'héberge incarne par son mode de vie une manière de refuser le capitalisme. Le héros apprend de tous ces modèles, puis expérimente le sien. Là où Into the Wild accompagne le spectateur dans un questionnement sur le fonctionnement de la société, Captain Fantastic simplifie et abrutit le discours de la critique pour mieux s'en moquer. On m'a dit récemment (à propos de Midsommar) : "encore un film indépendant américain qui essaye de montrer une culture mais, ne la comprenant pas, la tourne en ridicule". Ca s'applique très bien à Captain Fantastic. Intellectuellement inutile, donc (voire néfaste).


Edit : le documentaire Acasa réussit infiniment mieux le même exercice d'interrogation du processus de départ de la civilisation à partir du cas d'une famille roumaine. Ma critique : https://www.senscritique.com/film/Acasa_My_Home/critique/262955113

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le 8 août 2019

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