Après le succès critique et public d’Ida, Paweł Pawlikowski avait les mains libres et un horizon dégagé devant lui. Le choix du sujet de son film, à savoir une romance suivant un couple sur 15 ans de guerre froide, décuplait ainsi le champ de ses ambitions, déployant à l’échelle de l’Histoire et d’un continent la destinée sentimentale de deux êtres.
Paradoxalement – mais seulement en apparence, les choix formels semblent contredire cet élan : le film reste en noir et blanc, son format presque carré (1.37 : 1), et sa durée n’atteint pas les 90 minutes. Cold War est un poème condensé à l’extrême, qui va tenter le pari audacieux de permettre des échappées lyriques bouleversantes au sein d’une cellule continue.
Ce jeu sur les oppositions nourrit tout le récit, dès cette présentation d’une église dont les icônes sont présentées comme le serait des graffitis libertaires : la beauté et la grâce sont clandestines. Le rapport à la musique, fondamental, est dès le départ l’objet d’une instrumentalisation. Prisonniers dans un système totalitaire, les musiciens, danseurs et chanteurs n’interprètent le folklore local que pour chanter la grandeur soviétique, et l’ambivalence qui s’en dégage (splendeur des chants, mais effroi face aux autorités qui les dirigent) se retrouve concentrée dans l’extraordinaire personnage de Zula (formidable Joanna Kulig), protagoniste à la fois angélique et punk, femme en fleur et futur ange exterminateur d’elle-même. Une phrase suffit à raconter son histoire (« Mon père m’a confondu avec ma mère, mon couteau a fait la différence »), et annoncer la force avec laquelle elle va affronter celle à venir. Il n’y aura désormais plus qu’elle à l’écran, la plupart du temps noyée dans une foule (un chœur, un ballet), mais focalisant toute l’attention du cinéaste, du chef d’orchestre et du spectateur.
Le récit qui en découle jouera avec brio de toutes ces contradictions : l’émergence d’un amour fou contre l’étroitesse du cadre, la coloration des sentiments contre un sublime noir et blanc, le lyrisme musical contre l’opacité d’une liberté d’expression muselée.
La maîtrise se ressent particulièrement à l’égard des ellipses : Pawlikowski contemple en surplomb une trajectoire sur laquelle il zoome violemment par sauts successifs, obligeant quelques adaptations rétrospectives sur le destin des protagonistes : séparés, retrouvés, exilés, réhabilités, pourchassés : l’amour demeure, mais la contrainte ne s’efface jamais, les conduisant progressivement sur la voie sublime et douloureuse des héros tragiques.
Car Pawlikowski déjoue un certain nombre de pièges : sa foi irrémédiable en un amour fou n’occultera jamais sa lucidité quant à la toxicité de l’Histoire : la musique change, vers l’émergence du jazz, puis du rock (L’été, autre très beau film russe présenté à Cannes cette année semble prendre le relai de cette dynamique par l’exploration de la cold wave), tout comme la société qui devient le Paris des artistes bohèmes, mais les plaies restent béantes. Zula reproche à son amant le storytelling qu’il fait de sa destinée, démasquant une nouvelle et insidieuse forme d’instrumentalisation : où qu’on aille, semble dire le récit, il est question de confronter les élans sincères de son cœur avec les cloisons froides du pragmatisme. L’âme slave se dévoile alors dans toute sa fureur, sollicitant autant d’énergie pour un chant murmuré que dans la brutalité avec laquelle on pulvérise un verre de trop sur le sol.
Ces forces antagonistes génèrent ainsi un récit dans lequel l’émotion reste toujours abrasive : qu’il s’agisse de la découverte du sentiment amoureux, du cri de la douleur ou d’une indignation révoltée, les amants poursuivent un chant dont certaines mélodies les étranglent. Et, au sein de ce format étroit, Pawlikowski parvient à faire surgir l’universalité mythologique des amants maudits.