Le meilleur film de Bertrand Tavernier est probablement ce bad trip naturaliste. En 1981, le réalisateur du Juge et l'assassin adapte une nouvelle de Jim Thompson (Pop 1290, un opus de la Série noire de Gallimard), en s'inspirant également de Voyage au Congo d'André Gide (journal authentique, publié en 1927) et du Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline. Coup de torchon est tourné au Sénégal pendant le printemps (mais en néglige toutes les opportunités 'exotiques'), notamment à Saint-Louis et fait partie des nombreuses collaborations entre Tavernier et Noiret. Il interprète Lucien Cordier, policier dans une petite ville coloniale ; débonnaire et pathétique, continuellement raillé et humilié par la population locale, il s'engage dans une vengance machiavélique.
Cordier vivote dans un univers médiocre, dégueulasse, presque davantage que lui. Il n'est pas si stupide, simplement un 'loser' et un dominé. Comme le souligne l'institutrice (Irène Skobline) fraîchement débarquée, il se complaît dans sa pseudo condition de débile illettré, bien qu'il soit en décalage ; c'est peut-être un type un peu au-dessus de la moyenne, qui s'est totalement avachi. Cordier est un loser et surtout c'est un vrai désespéré ; en passant aux armes, en secret, il assume enfin qui il est et accepte de jouer selon les règles du jeu. Qu'il ait perdu toute son émotivité et tout son orgueil lui permet de s'abandonner au cynisme le plus complet. Dans le fond cela ne change pas grand chose, car il vivait déjà sereinement, étant victimisé et insulté à longueur de journées sans tellement en souffrir. Son lent triomphe lui permet de rentabiliser sa situation, mais cette prise de pouvoir est presque un ennui. Un de plus, mais un sans remous, où lui, le gros insecte, trouve une nouvelle place pour mourir. Il s'écrase sur son statut pour assouvir paresseusement sa mesquinerie, sans trop en jouir ni s'abîmer.
Coup de torchon joue avec et réfléchit sur cette médiocrité. C'est un film impitoyable, sans détours ni effets, d'où les repères sont absents, ou prêts à être démantelés, afin que ne reste que les lois les plus cyniques et l'équilibre le plus inique. Tavernier ne cesse d'être indigné, mais se fait amoral pour l'exprimer et s'en trouve libéré : le cortège habituel de réflexions est parfaitement orchestré, elles sont projetées dans des caractères qui ont moins l'air d'instruments (son premier opus, L'Horloger de Saint Paul, accusait déjà cette lourde tendance). Les dialogues sont brillants, les acteurs ont toute latitude pour faire la démonstration de leurs talents : Huppert (Loulou, La Cérémonie) campe pour la première fois son personnage expressif, brutal et d'une sinistre platitude ; Guy Marchand est jubilatoire en bravache pris au piège ; Stéphane Audran (Le boucher, Le charme discret de la bourgeoisie), devenue rare depuis plusieurs années, casse son image en interprétant une épouse infâme ; Eddy Mitchell a le droit à des punchline de crétin culturé.
Les personnages ont une place particulière chez Tavernier car c'est eux qu'il investi d'abord ; l'environnement ensuite ; les artifices du cinéma semblent venir loin après. Dans Coup de torchon cette tendance est presque aussi marquée que dans le futur L.627 (1992), chronique sur la police française. L'intrigue a un goût particulier, le spectateur ne s'en rend 'pas' compte ; son côté ad hoc s'ajoute à un traitement sans connivence pour former un film déroutant, inconfortable bien qu'il soit souvent hilarant. Tout semble juste (et vaguement joyeux, même l'affreux), sans avoir rien d'un spectacle au sens habituel ; la séance s'étire en excès, mais il n'y a pas de vide. Les motifs de Cordier restent irrationnels ; résigné, il donne un coup d'accélérateur à un destin incertain. Tavernier règle peut-être des comptes avec lui seul sait quoi, ou avec lui-même. Dans la légèreté, l'aigreur rigolarde et l'horreur, tout en dressant au passage une satire de la colonisation française. Finalement, Coup de torchon est sans doute ce que voudraient engendrer les apôtres du 'cinéma-vérité'.
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