De l'imagination fertile de Jim Thompson, ainsi que de la minutieuse observation de ses contemporains les moins fréquentables, naquit un roman viscéral, un bijou noir unique en son genre, aussi drôle que dramatique, un de ses mystères de la littérature américaine. Un à-peu-près devenu grand. Presque un thriller. Presque un policier. Presque une fresque humaniste à l'image du Seigneur des Porcheries. Presque une épopée introspective vers la folie "à la Selby Jr". Un regard mordant, qui n'épargne pas plus ses protagonistes que son lecteur. Presque tout ça mais autre chose. L'aboutissement d'une hésitation maladive. Un coup de maître.


Ceci Tavernier l'a bien saisi à l'heure de l'adaptation...


Son montage s'en ressent.
L'Afrique de Coup de Torchon est poisseuse, les nègres s'échinent aux basses besognes pendant que le blanc travaille son embonpoint en discutant poliment l'éventualité d'une seconde guerre mondiale. La chaleur étouffe tout, jusqu'au moindre soupçon de courage du flic en chef, stoïcien convaincu, bien décidé à ne pas gaspiller son énergie à infléchir le cours de choses qui ne dépendent certainement pas de lui.
Et puis soudain l'atmosphère bascule. La photographie s'obscurcit. La musique emprunte au polar. La tension monte. On ne sait trop bien pourquoi. Mais un froid s'installe. Quelque chose est à l'oeuvre. Le film eut été muet qu'on en aurait tremblé. (il ne l'est pas et on y reviendra)
Et le soleil cogne à nouveau, imperturbable, comme si rien ne s'était passé, comme si le fil du destin christique de Cordier était inaltérable.
Et cette crainte à nouveau, plus diffuse encore.
Une part de l'essence de l'oeuvre de Thompson superbement retranscrite. Sans mot aucun, art cinématographique pur.


...mais pas pleinement.


Cordier hésite. Cordier s'effondre au bord de la rivière. Cordier souffre aux yeux de tous. Cordier se banalise. Impossible de retrouver le flegme tragique du Shérif de Pottsville confiant à une improbable divinité le poids de son mal-être, absurde mais terrifiant de réalisme. Tout va trop vite, c'est aussi ça le cinéma. Et la pénible ascension vers le Ciel de Nick Corey prend des airs de dégringolade non parachutée pour le misérable Cordier.
Alors Cordier parle. Comme un livre. Tout comme son entourage à l'exception notable de Nono, l'amant idiot (Eddy Mitchell) seul sauvé des eaux par un rôle légèrement éloigné du personnage original. Le phrasé de la troupe est théâtral, souvent calqué à la syllabe près sur le texte du roman.
Ce qui, à force d'une patiente construction psychologique, prenait sens à l'écrit, n'est plus, face à la caméra, que grandiloquente déclamation, posture exagérée, perte de sens. L'humour ne passe pas ou peu, le drame pâlit. L'immersion, l'identification au héros, vecteurs essentiels de la réussite du livre cède place au spectacle distancié d'une bande de (très) bons acteurs se donnant la réplique pour leur plus grand plaisir rarement partagé.


Le cinéma, cependant, est d'abord le fruit d'un regard et celui de Tavernier, au-delà d'une maîtrise technique déjà évoquée, est particulièrement adapté au sujet. La transposition de l'intrigue américaine en pleine fièvre colonialiste (un colonialisme en plein déclin, rongé par son imbécillité intrinsèque) est idéale, le message de surface (anti-colonialiste donc) passe aisément tandis que les problématiques pacifistes chères au maître d'oeuvre et son humanisme se taillent une place de choix dans un arrière-plan nettement plus nuancé.
Loin d'être une bête adaptation, Coup de Torchon est aussi la prise de parole d'un réalisateur, hélas affaiblie par un empressement tout cinématographique et un texte insuffisamment retravaillé. Alors comme Noiret on a envie de hausser les épaules, de balayer des yeux tout ce remue-ménage et de souffler "à quoi bon?"

-IgoR-
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le 29 juin 2016

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-IgoR-

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