Chamanique...
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Un pied devant l'autre, il s'agira de descendre du train sans trébucher, puis d'avancer à travers les nuances de l'un des bouts du monde, entre tradition et modernité, vers les derniers bras tendus — le dernier de tous les voyages. Troublant western aux allures de road movie poétique à la vision évasive, onirique et morbide. Osons le dire, ce projet demeure le plus remarquable film de Jim Jarmusch, dans tout ce qu'il transporte en lui. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Bill Blake, jeune comptable en route pour le confins de l’Ouest américain, entreprend un voyage initiatique où il devient malgré lui un hors-la-loi traqué, un paria égaré. Blessé, il est recueilli par Nobody, un Amérindien lettré rejeté des siens, qui l’identifie d’emblée à son homonyme défunt, le poète anglais William Blake. Il décide de sauver son âme maudite, de lui faire trouver la paix — du moins c'est le semblant de ce qui est présenté, mais seulement à la surface, lente et grisâtre mais dont les contrastes s'avèrent bien plus denses.
Dead Man met en lumière une autre héroïne : la musique. Instinctive, lancinante, amplement majestueuse. Les improvisations de Neil Young respectent les silences et les entailles du montage. Face à la fuite du sens et de tout objectif, le fractionnement du temps et l’éparpillement des rôles secondaires (Jim Jarmusch fait pour la première fois appel à une directrice de casting), les saturations d’une guitare traduisent avec justesse les écarts somnambules de William Blake, toujours plus insistants. Progressivement au fil de sa macabre randonnée, la mort se rapproche. L’horizon se dégage peu à peu. Les plans oppressants, au plus près des visages, s’estompent au profit des grands espaces. Nobody et Bill se laissent submerger par une nature ensorceleuse, qui leur tend les bras mais ne leur dit jamais son nom. Dead Man s’achève là où il a commencé : la nacelle en bois qui sert de sépulture est la parfaite antithèse du train, emblème du monde moderne. Délesté de tout balluchon, William Blake est prêt pour un nouveau voyage.
Cette oeuvre à la cinéplastique brillante contient aussi une sorte de texture terreuse : le chant funèbre d'époques qui se rencontrent et entrent en choc, du grand cinéma. Jarmusch a signé ici un chef-d'œuvre qui est sans conteste l'un de mes films les plus chers. Johnny Depp est à son apogée et joue comme nulle part ailleurs tandis que nous retrouvons le mythique chanteur Iggy Pop déguisé en habits cambriolés de gouvernante. L'histoire est vapeur de fumée, marche onirique passionnée dont chaque pas fait perdre un peu plus sa propre identité, pour tendre vers quelque chose de moins clair et précis, plus diffus et à l'écoute du monde. Ce qui demeure sans doute le principal charme du film, ce sont les références et les richesses culturelles qu'emploie Jarmusch (ce qui est une donnée commune dans toute sa filmographie) pour illustrer son histoire avec l'Histoire — comprendre des auteurs, des musiciens, etc. pour en traduire le fait d'être au monde — soit, avec une nuée d'autres esprits créatifs desquels il s'entoure. Dead Man est une œuvre qui atteint la plus haute poésie et la plus fatale des beautés qu'il ait rarement été donné de voir au cinéma, par une promenade lugubre aux confins de la mémoire des vallées interminables, qui se jettent mollement dans un Styx paisible. La barque finale — celle de Charon — attend le poète solitaire, qui comme un Baudelaire finalement arrivé au terme de la compréhension de son spleen : s'éveille face à un autre horizon.
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le 3 janv. 2016
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