Ce qui est pas mal dans ce documentaire, c'est qu'en prenant le parti-pris (léger) de raconter l'histoire de Frank Capra sous la forme d'un conte "capraesque", on insuffle un peu de vie à la mécanique des productions arte souvent un peu éteintes et interchangeables.


L'autre élément intéressant, c'est que l'air de rien, presque sans y toucher, le documentaire dresse un portrait très peu flatteur de l'artiste, et même franchement violent.


On y découvre une espèce d'arriviste sans pitié, avide de reconnaissance et de récompense, complètement mythomane et fabulant sans cesse sur sa vie un peu comme le vieil oncle bourré à l'apéro de noël, un traître prêt à tout pour faire valoir son patriotisme (jusqu'à vendre ses amis communistes), un droitard dont les oeuvres sont opportunément récupérées par Ronald Reagan et son individualisme forcené (Reagan qui récite notamment un dialogue de "L'extravagant M. Deeds" pour justifier sa politique).


Une fracture se crée inévitablement entre ce portrait d'homme odieux qui affirme qu'il est son oeuvre, et une oeuvre presque unanimement considérée comme humaniste, bienveillante, ouverte, naïve, la discordance est si importante qu'elle interpelle.


Capra est-il vraiment l'auteur de ses oeuvres ?


Derrière la question volontairement provocatrice, plusieurs remarques :


1. Quand on lit des critiques, des commentaires, des articles sur les films de Capra, son nom est constamment rappelé, souligné et en gras, toujours le centre du sujet et du film. Quand on parle de ses films, il n'y a que lui qui existe, son style, sa vision emblématique du monde, de la société, plus encore que pour tout autre réalisateur (je dirais à égalité avec Kubrick).


Le documentaire met en évidence un effort considérable de propagande de la part de Frank Capra. Son nom écrase les titres de ses films au générique, Capra construit sa propre légende, et met en place un conditionnement, alors que les choses sont évidemment beaucoup plus complexes dans un art aussi contingent et collectif que le cinéma, en particulier dans le contexte du cinéma hollywoodien de l'époque.


2. L'importance complètement minorée de Robert Riskin. Encore un élément troublant : les meilleurs films de Frank Capra ont été écrits par Riskin de "New York-Miami" à "L'Homme de la rue", période où l'on trouve les films les plus politiques, les plus engagés, les plus ambigus aussi, parce qu'un film comme "l'homme de la rue" est tellement retors dans son discours qu'il peut être interprété dans tous les sens (et donc récupéré par tout le monde, dont les néocons - voir par exemple l'excellente critique de mon père qui tente d'en faire l'analyse tout en renvoyant à une critique opposée à la sienne).


Le discours des films "de Capra" est opaque, ambivalent, et l'humanisme ne me saute pas spécialement aux yeux dans des mondes où les individus forment des masses constantes d'abrutis moutonniers, desquelles un homme (mais en fait pas un homme, ni un individu, bien plutôt un surhomme, presque un superhéros) tente de se dégager.


On pourrait même voir dans cette absence de point de vue clair et évident, un parti-pris permettant de plaire à tous les publics (ce qui m'évoque la polémique d'un film comme "American Sniper" de Clint Eastwood et dont parle très bien Morrinson).


Difficile dans ce chaos de faire la part entre les apports de Riskin (libéral) et Capra (conservateur).


Le fait est que Capra va connaître un déclin immédiat après l'interruption brutale de sa collaboration avec Riskin (exception faite de "La vie est belle", que je trouve personnellement malgré tout assez inférieur aux films de la grande période de Capra), alors qu'il est au sommet de sa gloire, et en pleine force de l'âge. A partir des années 50, il ne fera plus rien d'intéressant, alors qu'il a cinquante ans et que c'est généralement à ces âges que les réalisateurs donnent la pleine mesure de leur talent. Cette concordance d'événements est pour le moins troublante, et met sérieusement à mal cette théorie de l'auteur exclusif tout puissant, qui serait inspiré par la grâce divine.


Et plus personne ne parle de Riskin que Capra va soigneusement ignorer même jusqu'aux derniers instants de sa vie. Par crainte de voir leurs noms associés et donc sa gloire amoindrie ?


3. Autres découvertes douloureuses du documentaire, c'est sa vision très tayloriste du cinéma, on n'est pas du tout dans la poésie où l'inspiration de l'auteur dériverait du libre cours de son imaginaire.


En fait, c'est assez sinistre, Frank Capra nous explique qu'il construit ses films, et leur rythme en fonction des previews des spectateurs qui sont enregistrées, à l'image d'un couturier qui ajuste ses tissus en fonction des besoins de son consommateur. Frank Capra, lui, ajuste la durée des séquences, des gags, en fonction des rires ou des silences perçus, de manière à tenter de produire une formule reproductible, quasi mathématiques qui fonctionnera à coup sûr pour toutes les audiences. Pire encore il se vante de faire rire le public à des fins strictement mécaniques : il s'agit simplement de le rendre plus vulnérable...


C'est à mon sens une négation de la création artistique, telle qu'on la connaît de façon paroxystique aujourd'hui, l'objectif n'étant pas de prendre l'initiative (le risque) de créer une oeuvre pour susciter quelque chose chez le public (qui n'est pas pris pour un con - mais Capra pense certainement que le public est con), mais tout l'inverse, c'est-à-dire de présupposer ses attentes et de formater un produit qui conviendra à ses goûts selon les grandes tendances du moment.


Et je trouve que cela pose des difficultés concrètes : effectivement j'avais bien remarqué qu'il y avait un rythme frénétique éreintant dans les films de Capra, mais plus encore, c'est le débit de paroles de certains personnages qui me tapait sur les nerfs, en particulier chez les personnages féminins (Barbara Stanwyck en tête, qui est indiscutablement brillante, compose toujours des personnages de piles électriques, que je trouve très éprouvants au visionnage). Et c'était fait sciemment.


Capra demandait à ses comédiens de parler le plus vite possible, par crainte d'ennuyer le spectateur. On voit toutes les limites de la réflexion artistique reposant exclusivement sur les attentes prétendues des spectateurs, les questions de rythme appellant évidemment des réponses infiniment plus complexes, instinctives, et certainement pas mécaniques, et donc fausses par définition. Il y a dans ce systématisme des choix un vrai renoncement de l'artiste.


Un peu triste quand même. Et pourtant évidemment, l'oeuvre de Frank Capra ne se réduit pas à ces déclarations sommaires, ni même à sa biographie. Elle est bien plus vaste que cela, et bien plus intéressante.


En réalité, je pense que l'homme n'est pas l'artiste et l'artiste n'est pas l'oeuvre. L'oeuvre est toujours un monstre qui finit par se libérer complètement des chaînes de ses créateurs, et ce à leur insu.

KingRabbit
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le 9 janv. 2021

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