L'affaire remonte à la toute fin des 60's. Le réalisateur Ralph Bakshi, fils d'une famille de Juifs blancs sans le sou, veut à tout prix mettre un grand coup dans la fourmilière d'une animation US déjà dominée par le mogul Disney. N'ayant réalisé aucun long-métrage auparavant, Bakshi est à l'époque dans une situation a priori confortable : père de famille heureux, il bosse d'arrache-pied sur une série animée dédiée à Spider-Man. Un travail alimentaire dont il se lasse après plusieurs mois, d'autant que les revenus restent assez bas compte tenu d'un travail effectué à un rythme effréné, prod télé oblige. De plus en plus fatigué par la vision des longs-métrages du père Walt, Bakshi décide de prendre les choses en main : "Merde avec ça ! L'animation, c'est bien autre chose, à commencer par ce que l'on veut en faire". Une note d'intention ? Vu le résultat final, c'est rien de le dire !
Mais avant de voir le jour, Fritz the Cat apporta les pires galères à son créateur : haine et mépris de certains de ses confrères, handicaps budgétaires monstres, batailles juridiques... Pour venir à bout du projet, il aura fallu une sacrée ténacité, sans doute née du coup de foudre de Bakshi pour le chat bipède courant 1969. Client régulier de la librairie de St Marks Street, il s'y rendait régulièrement en quête d'une perle rare. C'est alors qu'il découvre la BD Fritz the Cat d'un certain Robert Crumb. Après l'avoir dévorée, il se pointe dans le bureau de Steve Krantz, producteur télé avec qui il est resté en bons termes : "J'ai acheté le livre, je l'ai posé sur le bureau de Krantz et j'ai dit : faisons ça. C'était plein d'animaux en train de baiser (...) Steve m'a regardé et l'a lu. Une semaine plus tard, il m'a dit : "C'est effectivement une bonne idée." ".
Quelques temps plus tard, Krantz apprend que Robert Crumb est à New-York pour affaires. Il obtient facilement un rendez-vous avec le papa de Fritz, en réalité plusieurs soirées où les trois hommes refont le monde en écumant les bars de la grosse pomme ! Echangeant dessins et idées, Bakshi et Crumb sympathisent rapidement mais l'auteur refuse pourtant de signer le moindre contrat, à la grande surprise de Bakshi. Un ami du réalisateur, Vaughn Bodé, tentera de le mettre en garde contre la réputation de "pourri" que se traîne le dessinateur. Un jugement confirmé par Bakshi : "Il avait raison. Crumb est véritablement l'escroc le plus pourri qu'on puisse imaginer. Il m'a hurlé dessus pour avoir fait le film, a traité Steve Krantz de vendu (...)". Accroché à l'idée d'adapter la BD de Crumb, Bakshi se verra donner un coup de pouce du destin le jour où Krantz lui annonça, en entrant dans son bureau : "Félicitations, tu as les droits !". Bakshi rétorqua que Crumb ne voulait plus entendre parler du projet, ce à quoi le producteur répondit : "Non, Dana, sa femme, a des droits sur les contrats et elle a signé. On peut faire le film !". Une euphorie de courte durée.
Ledit contrat accordait aux Crumb un versement de 50.000 dollars (répartis en divers versements au fil de la production), sans compter 10% prélevés sur la part revenant à Krantz. Malgré le travail acharné de Bakshi et de son équipe, le budget se casse la gueule. Mais quel budget, au fait ? 850 000 dollars, soutirés à la Warner Bros. après qu'on leur ait promis un film tout public. Voyant ses moyens financiers diminuer à vue d'oeil, Bakshi décida de mettre les bouchées doubles en termes de gags scandaleux et de dialogues odieux : on y voit Fritz à poil dans une vieille cour de Harlem, défoncé de la queue aux oreilles, le membre gonflé à bloc et la tête confortablement vautrée dans la paire de seins énorme d'une Noire bien en chair . Après quelques coups de reins frénétiques, voilà que notre héros félin débande d'un coup d'un seul et s'exclame : "Mais oui, tout s'éclaire. Je dois parler de la révolution. Révoltez-vous ! Révoltez-vous !".
Horreur et stupéfaction lors de la première projection face aux têtes pensantes du studio, du moins pour ceux qui n'ont pas quitté la salle prématurément. On exige une nouvelle version, censurée, animée par des voix d'acteurs célèbres. "Jamais !", leur rétorque un Bakshi téméraire. Steve Krantz, qui n'avait pas vraiment jeté un oeil sur le film jusque là, réalise l'acidité du produit et crève d'inquiétude. Il y a désormais de l'eau dans le gaz entre les deux hommes mais Bakshi compte sur son collègue pour trouver les billets verts manquants. A peine six heures après la projection, alors que Krantz continuait de crier sur Bakshi quand les deux hommes prennent un ascenceur du Fisk Building les conduisant à leurs bureaux, le duo fait une rencontre décisive. Scrutant la bobine que Bakshi tient sous son bras, un inconnu leur demande : "C'est quoi dans la boîte ?". Le type en question, Jerry Gross, est le propriétaire de Cinemation Insutries, distributeur responsable, entre autres, du Parrain noir de Harlem. Il se trouve que le bureau de Gross se situe un étage en dessous de ceux de Krantz et Bakshi. Avec ce nouveau complice, Fritz trouve un second souffle économique, doublé d'un soutien artistique certain.
Plus confortable, le budget du chat queutard reste pourtant timide, forçant Ralph Bakshi à s'entourer des collaborateurs les plus performants qu'il puisse trouver à New-York. En 1971, sentant qu'il a épuisé leurs ressources créatives et leur énergie, il alla recruter jusqu'à Los Angeles, où le projet reçut un accueil...contrasté. D'un côté, des personnes emballées à l'idée de participer au film. Parmi elles, John Sparey, un jeune artiste, laissa carrément tomber son début de carrière chez Disney pour partir bosser sur Fritz the Cat, séduit par l'idée de travailler sur un projet aussi différent : "Ca ne pouvait pas être pire que d'endormir des millions de gamins avec la grand-messe du samedi matin. Ralph laissait beaucoup de liberté. C'était la meilleure des occasions pour moi pour sentir que j'accomplissais quelque chose". D'autres virent d'un sale oeil la démarche du réalisateur, allant jusqu'à faire publier un encart dans le journal The Hollywood Reporter stipulant que les saletés de Bakshi n'étaient pas les bienvenues en Californie. Un événement qui blessa profondément le cinéaste : "Je voulais qu'on m'apprécie. Je ne voulais pas être mal vu des animateurs. Je ne voulais pas être mal vu des dessinateurs. C'est dur. Ce sont mes pairs. Je me rendais à des dîners importants organisés par le syndicat du dessin animé, et on venait à ma table pour me dire des méchancetés. Je me sentais harcelé".
Bakshi continua pourtant, sans doute galvanisé par la puissance comique du matériau qu'il adaptait, malgré les catastrophes à venir. Rompus à la médiocre qualité d'animation qu'on leur réclamait sur des séries télé, certains cadors engagés aggravent au lieu de les arranger les faiblesses techniques du projet. Le budget s'amenuise, les délais de production sont dépassés. Mais Bakshi tient bon. Il licencie certains membres de l'équipe pour optimiser l'efficacité du groupe restant. Certains dessins disparaissent, d'autres sont retrouvés froissés ou délavés quelques rues plus loin. Un incendie dans l'immeuble forcera l'équipe à évacuer les lieux à la va-vite, les bras plein de cartons dont s'échappent d'autres dessins... Tant bien que mal, Fritz the Cat sera pourtant achevé, avant qu'un dernier malheur ne vienne sceller sa destinée : la toute puissante MPAA, le comité de classification US, accolera un X cinglant au long-métrage. Plutôt que d'en être la victime, le distributeur Cinemation jouera la carte du scandale, annonçant fièrement dans les journaux : "90 minutes de violence, d'excitation et de SEXE... Le premier dessin animé classé X !". Bien joué : Fritz the Cat atteindra un score astronomique pour l'époque, dépassant la barre des 100 millions de dollars de recettes ! Un record, surtout pour un dessin animé indépendant.
Mais quid de Robert Crumb, l'auteur de la BD originale ? Il continua de vouer une haine inexplicable à Bakshi : "(...) Son film ne valait rien". Les droits d'auteur que lui a scrupuleusement reversés Steve Krantz ne changent rien à l'affaire. Mais la colère de Crumb dépassera les bornes du grotesque lorsqu'il transformera sa haine en une nouvelle BD, directement adressée à Krantz et Bakshi, parue en 72 peu après la sortie de Fritz en salles. On y voit les pérégrinations de deux gros bonnets d'Hollywood, Ralphy et Stevie (!!!), tentant de corrompre Fritz en le faisant signer pour un projet nommé Fritz à Bollywood. Le chat y finira tué par un pic à glace planté à la base du crâne. Plus cynique, tu meurs...
Pourtant, si Fritz the Cat reste aujourd'hui un petit régal de comédie malséante (en plus d'être techniquement aboutie malgré ses déboires en coulisses), c'est bien grâce à la ténacité de Bakshi. Réfractaire à toute concession, envoyant bouler la Warner d'un majeur bien tendu, il aura fait de Fritz the Cat une véritable icône du dessin animé pour adultes. Osé, mordant, ancré dans une réalité dont il renvoie un reflet encore plus agressif, Fritz the Cat gagne à être connu. Voulant se poser en anti-Disney, Bakshi aura fait bien plus : alors que les z'animaux qui parlent de l'oncle Walt font encore recette, l'homme a carrément utilisé l'anthropomorphisme comme outil contestataire et comme arme de subversion massive dès 1972, faisant subir les derniers outrages à un inconscient collectif qui en ronronne encore de joie. Néanmoins, Fritz the Cat reste relativement peu connu du public des années 90-00. Si tel est votre cas, vous savez ce qu'il vous reste à faire !
Pour plus d'infos sur Bakshi :
http://www.senscritique.com/livre/Ralph_Bakshi_un_rebelle_du_dessin_anime/223769