Décidément, le sous-genre du polar hong kongais me fascine; entre les Tsui Hark, John Woo, Ringo Lam, Johnnie To, le choix est énorme, les films à vous en couper le souffle. Time and Tide, The Killer, A Toute Épreuve, les grands métrages sont légion. Si l'on notera une esthétisation particulière des scènes de combat, en ressort surtout une sensibilité unique et peu trouvable en occident, où l'on préfèrera les grandes explosions aux rapports touchants entre mafieux et policiers, entre un protecteur et la cible de dizaines de meurtriers.
Dans son registre, Infernal Affairs surprend donc par son modernisme; si l'on sent le départ d'Hong Kong de deux de ses figures de proue (John Woo et Ringo Lam sont à cette époque en Amérique, pour le meilleur et pour le pire), cela fait de la place pour de nouveaux venus, un peu comme Matrix qui pointait, fin 90, le bout de son nez face à l'écroulement progressif des références du film d'action des années 80/90.
Et s'il est certain que l'oeuvre majeure des Wachowsky s'est principalement inspiré des polars hong kongais pour créer l'esthétisme de ses scènes de combat au pistolet, Infernal Affairs boucle une boucle en s'inspirant du cinéma américain pour dynamiser le déroulé de ses séquences et sa tension, en rendant notamment son montage épileptique.
Initiateurs d'une nouvelle vague de réalisateurs talentueux, Andrew Lau et Alan Mak forment un duo fantastique qui sait comment iconiser ses personnages, dévoiler leurs doutes et leurs peurs, surprendre le spectateur au moment où il ne peut s'attendre à rien (la scène de l'ascenseur reste une des plus grandes du genre) et dévoiler la conclusion tragique de ce qu'on pouvait considérer comme un film de mafieux seulement intéressant pour son rythme et sa tension.
Amateurs d'une esthétique posée, vous serez un poil rebutés par la rapidité surprenante de l'enchaînement des scènes, par ses effets clipesques et sa caméra qui tremblent; cela demande un temps d'adaptation, et si le travail s'améliore grandement passé la première demi-heure (d'ailleurs riche en informations, qui fusent de toute part et vont jusqu'à résumer dix années en un générique), il est sûr que le départ surprend autant qu'il désarçonne, voir qu'il déçoit.
Une fois acclimaté à ce détail dérangeant, il suffira de s'abandonner à l'intrigue pour se laisser porter par ses personnages et ses pères de substitution (les charismatiques Eric Tsang et Anthony Wong Chau-Sang brillent par leurs personnalités complémentaires du fait qu'elles sont drastiquement opposées), par les enjeux présents et les morts déchirantes, où personne n'est en sûreté, pas même (et surtout pas) les deux personnages principaux, deux excellents Andy Lau et Tony Leung Chiu-Wai dans, très sûrement, le rôle de leur carrière.
A l'image de l'évolution de leurs deux supérieurs évoqués plus haut, il s'agit de débuter au bas de l'échelle pour devenir ou se rendre important dans le milieu infiltré, de trahir en aimant, de revoir des démons du passé sans pouvoir leur révéler ce qu'on est devenu. Un enfant vient même pointer le bout de son nez au détour d'un dialogue en fin de scène, où l'on comprend, en trois secondes, qu'il s'agit aussi de suivre des personnages à ce point perdus dans leur vie qu'ils ignorent de grands évènements de leur passé.
Deux destins qu'on pourrait qualifier de gâchés par deux milieux également complémentaires puisque opposés (parfaitement représentés par les deux mentors déjà cités) qui sont voués à se croiser pour s'entre-déchirer dans un final sanglant, évidemment différent de ce que l'on pouvait prévoir, déchirant par sa simplicité choquante. Il y a, dans ce respect des personnages à l'attachement aux valeurs de respect, d'estime et, presque, d'amitié, un sentimentalisme touchant, qui marche par son absence complète de pathos et de manichéisme.
Si l'un est, de par son conditionnement social, moins honnête et plus fourbe que l'autre, c'est plus une question de caractérisation de personnage que de création du grand méchant de l'intrigue; obligé de choisir entre l'un ou l'autre, les deux réalisateurs joueront justement avec le choix imposé au spectateur pour tempérer la personnalité des deux, les rendre humains, attachants, vrais, jusqu'à cette conclusion en hommage des plus émouvantes.
Mené tambour battant, touchant, humain et intimiste, Infernal Affairs brille par son intrigue ficelée avec une maîtrise imposante, par ses personnages d'une profondeur surprenante, et par sa lutte intérieure qui prend aux tripes, entre tension et peur de voir l'un des deux mourir. Menant leur spectateur au sens du vent pendant tout leur film, Andrew Lau et Alan Mak concluent le film de leur carrière sur une dernière séquence d'une efficacité redoutable, émouvante et bien tournée, moment fort d'un des plus grands films du genre.
Une pépite.