L’envers de l’Ouest : on le connait désormais, parce qu’on a commencé à voir des films bien après l’âge d’or hollywoodien, pour être remonté à la source à rebours par les voies radicales d’Eastwood, Peckinpah ou Leone. Mais ce film de 1971 en propose une lecture à la fois plutôt novatrice pour son époque, et surtout dans une tonalité qu’on ne retrouvera pas de sitôt.
Robert Altman, qui s’est déjà essayé à la comédie potache avec M.A.S.H. ou au thriller malsain avec le méconnu et intense That Cold Day in the Park aborde donc ici un territoire patrimonial, avec ce regard acerbe des 70’s qu’on peut retrouver chez Arthur Penn. Sur ce continent nouveau, les villes se bâtissent, et le Land of opportunities n’a jamais aussi bien porté son nom. Mais, loin de jouer la carte de la légende traditionnelle, c’est dans une ambiance quasiment nouvelle vague qu’il expose sa communauté : lenteur, dialogues spontanés, personnages faillibles compose ce petit monde balbutiant, qui se construit dans la boue, les vapeurs de l’alcool et les jeux d’argent. Le projet fédérateur du récit, un bordel, en dit d’ailleurs beaucoup sur la façon d’aborder le mythe américain. Pas de violence outrancière, beaucoup de médiocrité. Sur ce registre, la partition de Warren Beatty est une nouvelle fois aux antipodes de ce que son allure de playboy lui permet d’habitude : comme dans Bonnie & Clyde, il s’agit d’aller à revers de l’héroïsme, par une figure alcoolique, limitée dans son éducation, humiliée à plusieurs reprises par des patrons, des femmes ou des rivaux, avant de se lever pour assumer sa stature.
John McCabe est un film sur la collectivité, en témoigne son titre original qui évoque un couple, et non un héros solitaire. En dépit d’un protagoniste défaillant, l’association avec Mrs Miller donne un nouveau tournant au récit, qui prend une tournure quasi documentaire sur l’émergence d’une ville par le prisme d’un de ses centres névralgiques, le bordel. Hygiène, confort, décor : c’est l’histoire du commerce qui se joue ici. Mais au moment où se construit une forme d’idylle économico-sentimentalo-communale, c’est aussi, bien entendu, le rappel de l’extérieur, sur une dynamique tragique proche de celle de La Vallée perdue, l’autre film de l’utopie dévoyée. Le capitalisme est une spirale de l’écrasement, dans laquelle l’individu finit tôt ou tard par perdre. Les personnes, en dépit de leur âpreté, n’ont eu que le temps de se rendre attachantes, pas de s’installer pleinement : les vautours promoteurs fondent sur le nid.
L’appréhension très pertinente de l’espace par Altman permet une familiarisation avec l’urbanisme naissant : l’Eglise, la taverne, et cette poétique illusion d’une civilisation de la nature par cette passerelle fragile sur le plan d’eau : autant de pôles qui seront revisités par les cadavres qui finiront par les joncher.
C’est l’occasion trouble donnée au cinéaste de reprendre les codes du western qu’on croyait définitivement délaissés : duels, chasse à l’homme, meurtres. Mais ceux-ci resteront englués dans cette gangue cruelle du réel : lenteur, anti-héroïsme, contaminant jusqu’aux possibilités d’une intrigue sentimentale, par un montage particulièrement cruel opposant le feu et la neige dans les ultimes plans.
Naissance d’une nation et requiem des illusions : bienvenue dans l’Ouest.