La Chasse du gros ours sadique
Un homme endimanché dans une épaisse fourrure d'ours débarque dans une cité minière pouilleuse du fin fond de l'ouest américain, couverte de charpentes, de bois et de boue.
Il rentre dans le saloon local, rempli de poivrots, des miniers se reposant après une dure journée de labeur, et le temps se suspend. L'étranger a sur lui un colt bizarre, et on susurre déjà - alors qu'il ne s'est présenté à personne - qu'il s'appellerait John McCabe, et qu'il serait un redoutable tueur ayant déjà à son actif bon nombre de victimes.
Très rapidement, on comprend, que le personnage de John McCabe n'est pas Pale Rider, ou l'Homme des hautes plaines. Le personnage campé génialement par Warren Beatty, n'a absolument rien de la légende qui le précède.
C'est un alcoolique, un froussard, un inconscient, un guignol, un inculte, un grossier personnage, un idiot, un très mauvais comptable (il confond les débits et les crédits), et surtout au bout du compte un anti-héros absolument attachant.
L'histoire est à la fois toute simple, limpide, et hyper efficace.
John McCabe est un entrepreneur, et il veut fonder, dans cette ville naissante, un bordel.
Pour cela, il sera amené à s'associer avec une mère maquerelle totalement indépendante (Julie Christie), pour faire marcher l'affaire. Et étonnamment (et malheureusement pour lui), son business marchera formidablement bien (ce qui va attirer les convoitises de nouveaux capitalistes bien plus puissants que lui, qui devant ses refus insolents de se faire racheter tout son business à bon prix, lui mettront des tueurs impitoyables aux trousses).
C'est aussi une jolie histoire d'amour qui n'est pas si anodine qu'il n'y paraît, car elle entraîne des conséquences importantes sur le déroulement de l'histoire. Il y a un jeu d'attraction-répulsion entre McCabe et Mrs Miller, mais c'est surtout cette dernière qui domine le rapport de force.
Alors McCabe, comme un gosse essaye de parvenir à impressionner celle qu'il aime, mais qui l'ignore et le frustre, et c'est avec une insouciance totale, et dans des séquences hilarantes qu'il se permet de balancer des blagues vaseuses à ceux qui vont lui mettre des tueurs sur son chemin, pour montrer qui est le patron dans son style si personnel, et pour bien souligner qu'il ne lâchera en aucun cas son affaire juteuse.
Et trois tueurs arrivent tranquillement en ville. Leur leader est un cube de deux mètres de haut (l'acteur Hugh Millais campe l'un des méchants les plus impressionnants que j'ai pu voir dans un western) et possède un fusil au moins aussi grand que lui, attaché à son cheval également tout aussi massif.
Bref, autant dire que McCabe ne fait plus le fier, et va tenter de "négocier" avec eux, pour repartir sur de bonnes bases, et surtout sauver sa peau. La scène en question est géniale, avec une finesse et une drôlerie dans les dialogues que ne renierait pas un Tarantino en très grande forme.
Le tueur campé par Hugh Millais, "Butler" est sadique, et inquiétant (mais drôle aussi!) par son ironie mordante.
Après avoir laissé McCabe s'enfoncer dans des circonvolutions verbales et s'être délecté de ses justifications, il finit par le couper dans son élan en lui expliquant tout simplement qu'ils ne sont pas là pour "négocier", qu'ils ne comptent pas du tout acheter personnellement le bordel, et qu'ils sont ici pour "chasser l'ours".. Tout en constatant que ce McCabe est un guignolo pathétique n'ayant vraisemblablement jamais tué quiconque.
Bref le temps de McCabe est désormais compté.
La démythification du western se poursuit avec l'un des acteurs récurrents d'Altman, Keith Carradine arrivant dans le film aussi vite qu'il en repart dans une scène particulièrement horrible, cruelle, traumatisante car injuste, et sans la moindre once de pitié.
Carradine, tout jeune, est un cow boy morveux et adorable qui vient juste dans le coin pour passer du bon temps dans le bordel de McCabe, il est absolument inoffensif, incapable de se servir d'un pistolet, et n'emmerdant personne, il se fait pourtant lamentablement humilié puis tué par l'un des tueurs de la bande qui n'a rien de la figure classique du bad guy du western (au contraire du leader), puisque c'est un blondinet poupin aussi jeune que lui arrogant. La scène prend un caractère d'autant plus effrayant.
Mais si le film annonce comme bien d'autres le crépuscule de l'ouest américain, et la naissance d'une civilisation moderne, cette dernière apparaît également tout aussi miteuse (la scène frappante quand McCabe va en ville pour demander la protection d'un avocat moustachu goguenard est également hilarante à ce titre et témoigne d'une impuissance totale des institutions modernes et de ses pseudos principes).
On reconnait aussi la patte très marquée d'Altman dans le sens, où il y a toujours un foisonnement de personnages (et de dialogues) qui coexistent dans des mêmes plans, sans qu'aucun ne semble anecdotique ou sous exploité ((hormis la présence de Shelley Duvall qui m'a paru un peu inutile au passage, mais ça ne nuit en rien au film) et qui font pleinement parti du monde dépeint.
Or justement le final du film, la confrontation ultime avec les tueurs, toute cette masse étourdissante de personnages a disparu (en réalité à cause d'une diversion, l'église brûle, ce qui les écarte du récit) pour laisser place pour la première fois et soudainement à un univers quasi-désert avec une poursuite façon no country for old men pleine de tension.
Les ultimes scènes baignant dans la neige sont magnifiques (à l'exception d'un filtre optique pas top simulant l'effet de neige, mais discret), où le tueur et sa proie pataugent tous deux en se mouvant laborieusement.
Le tueur ayant même les airs du gros ours qu'il annonçait pourchasser avec sa fourrure gigantesque et sa démarche pataude!
La légende raconte aussi qu'Altman a profité de ces scènes pour se venger de Beatty qui lui avait pourri la vie tout le long du tournage. En effet Altman aime tourner rapidement et être efficace, alors que Beatty, en mode actor's studio est un perfectionniste maladif demandant à refaire des prises pour tout et n'importe quoi (et finalement on ne saurait lui donner tort, tant il est excellent).
Du coup Altman s'est amusé à lui refaire des centaines de prises où il se mange des flocons dans la tronche dans des scènes rappelant immanquablement l'état effroyable de Nicholson à la fin de Shining.
Au bout du compte John McCabe est un grand film, un grand western bourré d'ironie, de dérision, et de légèreté, et une des variations (si ce n'est LA variation) les plus réussies sur le thème du crépuscule du western.
Et paradoxalement, on peut même se demander si à la fin, John McCabe n'a pas réussi un peu malgré lui à devenir "La légende" de l'ouest présentée au début du film.
Chef d'oeuvre! (Et quelle musique de Leonard Cohen!)