Le hasard veut que le dernier film que j’ai vu d’Almodovar soit La mauvaise éducation, soit il y a douze ans. Douze ans de silence, d’une rupture passive (quatre films ignorés) mais sans regrets, soit précisément ce qui caractérise la relation de Julieta et sa fille.
Ce sont les permanences qui rassurent lors des retrouvailles, et ce film porte en bien des points la marque de son réalisateur : une histoire de femme, de maladie, de deuil et de culpabilité, des portraits avec des châles et des lunettes noires, des enquêtes et des mensonges.
Almodovar organise son récit comme un puzzle. A partir d’un double cliché, une photo déchirée d’elle et de sa fille qu’elle va réassembler avant d’entamer par écrit le récit rétrospectif de ce qui les a conduites à la rupture, les différents éléments vont progressivement s’emboîter par le biais de flashbacks qui phagocytent le récit principal. Les thèmes chers au cinéaste sont certes un brin galvaudés, et certaines situations forcées pour que la tragédie mélodramatique fonctionne. On ne s’embarrassera pas toujours de questionner la crédibilité des comportements ou des solutions qui existaient pour que la rupture soit moins radicale, car ce n’est pas vraiment la question.
La musique d’Alberto Inglesias le souligne, oscillant entre le lyrisme mélancolique et les atmosphères mouvantes du film noir : Julieta est plus proche du conte que de la chronique familiale, du thriller sentimental que de la tranche de vie. Deux modèles planent clairement sur ce film, Hitchcock et Sirk, jusque dans le travail de l’image, qui mérite vraiment d’être salué. La photographie insiste en effet dès le départ sur les matières : le plan qui ouvre le film, sur la robe rouge de Julieta, puis les teintes très vives de sa cuisine, et enfin le blanc du papier. Cette couleur crue se retrouvera dans toute la chronologie du récit, à la faveur notamment d’un retour dans les années 90 et des teintes électriques qui le caractérisent. Le bleu des collants et du pull-over de Julieta sur le velours rouge des siège du train dialogue efficacement entre deux époques : celle du souvenir, mais surtout celle de l’idéalisation d’un fantasme comme seul l’âge d’or hollywoodien savait les magnifier. On retrouve les chromes de Vertigo comme ceux de Sirk, auxquels Todd Haynes avait déjà rendu hommage il y a quelques années dans Loin du Paradis. Ces emprunts assumés le sont par un motif récurrent dans le film, l’écran des fenêtres : dans le train, bien sûr, notamment pour cette belle apparition du cerf, et dans lequel se reflètera la première nuit d’amour entre Julieta et Xoan ; mais aussi celle donnant sur la mer, et tout le motif qu’elle suppose, très largement appuyé par les références à Homère et l’Odyssée que ne cesse de faire la protagoniste dans ses cours.
Les hommages au passé fastueux du cinéma américain alliés au goût pour l’emphase d’Almodovar pouvaient provoquer bien des excès ; c’est là que le cinéaste fait montre d’une pudeur tout à fait pertinente. Julieta, par son culte du secret et sous l’égide d’un double deuil qu’on croit digne parce qu’on n’en parle pas, traite de la méconnaissance et de l’incommunicabilité. De ce fait, la multiplicité des actrices, le changement d’apparence physique matérialisent ce mystère insondable qui fait un individu, ses revirements et ses décisions incompréhensibles. La gestion des ellipses et du temps qui passe, notamment lors de ce splendide raccord entre deux actrices grâce à une serviette posée sur la tête, fascine autant qu’elle donne à voir les béances d’une vie.
(Spoils)
Si l’on peut trouver un peu forcé le motif des retrouvailles (la mort d’un fils d'Antia lui fait prendre la mesure de ce que sa mère doit endurer à être privée de sa présence), il s’inscrit dans un motif de répétition qui sature tout le film : des femmes malades, des hommes qui les trompent (le père de Julieta, puis son mari), et la vie qui continue en dépit d’une mort qui rode. De ce fait, la rencontre laissée en suspens entre la mère et la fille garde intacte ce à quoi personne n’a eu accès. Le récit se contentait de prendre acte d’un silence, et de le briser. Ce qui se jouera par la suite, est un autre film, une autre vie.
(7.5/10)